L'attitude moderne selon Michel Foucault: La subjectivation à La Limite1
The Modern Attitude According to Michel Foucault: Subjectivation at the Limits
Dennis Schutijser
Pontificia Universidad Católica del Ecuador DSCHUTIJSER667@puce.edu.ec
Résumé
L'œuvre de Michel Foucault est caractérisée par un déplacement continu, particulièrement entre les deux axes qui constituent d'un côté le pouvoir-savoir, et de l'autre la subjectivation. Foucault introduit une nouvelle pensée dans sa philosophie, selon laquelle le sujet même joue un rôle actif dans sa propre constitution en tant que tel. Le concept de transgression, qui provient de Georges Bataille, constitue une clé de compréhension de ce troisième Foucault et permet de saisir et de donner forme à ce qu'on appelle, suivant Emmanuel Kant, une attitude moderne.
Mots-cLés
Foucault, bataille; subjectivation, attitude moderne, transgression, limite, liberté.
Abstract
Michel Foucault's work is marked by a continual displacement. In particular between two axes: power-knowledge on one side, subjectivation on the other. Foucault introduces a new line of thought in his philosophy, in which the subject takes up an active role in his own constitution as such. The concept of transgression, taken from Georges Bataille, is key to understanding this third Foucault and allows for a better understanding and shaping of what may be called, following Immanuel Kant, a modern attitude.
Keywords
Foucault, bataille, subjectivation, modern attitude, transgression, limit, freedom.
L'attitude moderne selon Michel Foucault: La subjectivation à la limite
Introduction
Qu 'est-ce que l'homme, après tout? Le philosophe des Lumières Emmanuel Kant a résumé le champ philosophique sous ces termes, et la question reste toujours d'actualité. Mais il ne s'agit pas seulement d'une recherche ontologique ou anthropologique: son intérêt porte au-delà du descriptif, jusque dans le domaine prescriptif, avec la question de ce que l'homme pourrait être, de ses possibilités et de ses limites. L'homme est-il libre ou pas d'être comme il pense le devoir ou le vouloir? La liberté est la condition nécessaire qui permettra à l'homme de dépasser son état de «Unmündigkeit», et ainsi, d'ouvrir le champ de la réflexion sur son être et ses limites actuelles. Kant conclut son Qu'est-ce que les Lumières en constatant qu'il ne voit pas, en son temps, l'achèvement de «Aufklärung», mais plutôt son seul déploiement (Kant, 1784). La question à poser est donc de savoir si l'on est toujours dans cette période des Lumières: l'homme avance-t-il vers une mise-en-rapport avec son contexte, ou bien, n'est-il que le «Unmündigkeit» kantien établi et accompli? L'homme est-il un sujet, soumis, en tant que tel, aux formes d'assujettissement qui lui sont imposées? Ou bien a-t-il atteint, d'après le fameux texte de Kant, un certain «Mündigkeit», lui permettant de donner plus activement forme à ce qu'il est?
Une telle liberté du sujet qui participe activement à sa propre constitution semble requérir deux éléments. Premièrement, elle présuppose une distance entre ce que l'on peut appeler le sujet, et un soi ou un individu. Si l'homme a devant lui un champ de liberté, ce sera celle d'assumer sa subjectivité - ou d'en dévier, de pouvoir la critiquer et expérimenter d'autres formes. Deuxièmement, cette différenciation entre sujet et individu entraîne un mouvement transgressif. La transgression se retrouve aux limites de son état actuel, elle implique une prise de distance par rapport au sujet, par rapport à l'actualité, à ce qui «est». Elle entre en relation avec un dehors. Mais, y-a-t-il un «dehors» du sujet? Peut-on sortir du sujet que nous sommes afin de retrouver de nouveaux rapports avec des formes d'être sujet?
La réponse du philosophe français Michel Foucault à cette question est complexe. Son œuvre semble entrecoupée par des déplacements, voire, des ruptures. Tandis que la plupart du temps, on retrouve chez Foucault un certain pessimisme qui contient l'abolition de toute idée de liberté, d'individu et de dehors, vers la fin de son œuvre, il présente un regard plus nuancé. Quand le troisième déplacement dans son travail est mis en place, on trouve des indices de l'existence d'un individu et de la possibilité, pour celui-ci, de se situer à la limite du soi pour y trouver un champ de liberté qui lui permet de prendre part à sa propre subjectivation.
L'œuvre de Foucault dans son ensemble
Archéologie et généalogie
Michel Foucault opère selon une méthodologie bien particulière qu'il appelle d'abord archéologie, puis généalogie. Deux méthodes de recherche avec un premier point commun important: le rapport au présent. Tandis que l'archéologie propose l'idée de creuser dans le sol sur lequel nous vivons, la généalogie est une recherche des générations qui précèdent la nôtre, qui ont mené à la génération présente. C'est bien ce sens-là que Foucault met en avant quand il décrit sa méthode de recherche en ces termes: «Généalogie veut dire que je mène l'analyse à partir d'une question présente» (Foucault, 2001a, p. 1493). Il faut alors prendre en considération un point dans toute étude sur sa philosophie: aussi loin qu'il puisse remonter dans le passé, tout questionnement et toute recherche qui semble historique, se retrouve engagé avec l'actualité.
Pour le dire encore plus fortement, l'histoire racontée, comme le commente Foucault à propos de son propre travail, n'est véritablement que fiction: «On ‘fictionne' de l'histoire à partir d'une réalité politique que la rend vrai, on ‘fictionne' une politique qui n'existe pas encore à partir d'une vérité historique» (Foucault, 2001a, p. 236). Ainsi, les analyses archéologiques et généalogiques, bien qu'elles incorporent des données, se préoccupent, non pas pour la reproduction objectivement fidèle de ‘la réalité', mais pour sélectionner et arranger ces données depuis une perspective déterminée. Après l'influence des sciences (savoir) et des autres (pouvoir) sur la constitution du sujet, la question centrale dans le troisième moment est celle du sujet lui-même, non pas seulement en tant que produit historiquement structuré, mais surtout comme «l'ensemble des processus par lesquels le sujet existe avec ses différents problèmes et obstacles et à travers des formes qui sont loin d'être terminées» (Foucault, 2001a, p. 1524). Aussi loin que l'on puisse retracer les racines dans le passé, l'importance de la fiction que nous raconte Foucault s'écrit toujours au présent.
Qui plus est, rétrospectivement, Foucault placera ses propres recherches sur le savoir et le pouvoir dans le cadre plus général d'un intérêt pour le sujet:
Mon objectif, depuis plus de vingt-cinq ans, est d'esquisser une histoire des différentes manières dont les hommes, dans notre culture, élaborent un savoir sur eux-mêmes: l'économie, la biologie, la psychiatrie, la médecine et la criminologie. L'essentiel n'est pas de prendre ce savoir pour argent comptant, mais d'analyser ces prétendues sciences comme autant de ‘jeux de vérité' qui sont liés à des techniques spécifiques que les hommes utilisent afin de comprendre qui ils sont. (Foucault, 2001a, p. 1603)
Au fond, c'est la constitution du sujet qui mène la philosophie de Foucault. Et cela au service d'un intérêt pour sortir de la philosophie moderne du sujet (Foucault, 2001a, p. 989).
On aperçoit alors l'engagement pour l'actualité qui traverse l'œuvre entière de Michel Foucault, aussi bien quand il regarde la naissance de l'asile clinique à l'âge classique, l'origine des sciences humaines, les réformes carcérales du 18e siècle, ou encore des textes médicaux antiques. Pour Foucault, le «rôle d'un intellectuel» est avant tout de montrer à ses contemporains qu'ils peuvent agir et être d'une façon différente dans l'avenir, de leur montrer la liberté réelle qui existe malgré - ou à partir de - l'enracinement du présent dans le passé.2 L'homme peut-il se retrouver et se regarder hors de sa propre forme en tant que sujet? Ou est-il plutôt toujours intérieur, réduisant toute opposition à une partie intégrale du réellui-même ? C'est la question qui traverse les trois axes de recherche qui constituent la philosophie de Michel Foucault. Résumons brièvement les deux axes qui précèdent le troisième moment qui nous intéressera ici.
Trois axes
L'ensemble de l'œuvre de Foucault se présente comme trois étapes de recherche qui se suivent; trois axes pour circonscrire la constitution du sujet. Dans des entretiens, vers les années ‘80, Foucault précise la cohérence entre ces trois axes comme une suite de trois problèmes traditionnels, reprenant à chaque fois la question du sujet sous un autre angle. Les trois questions-clé sont énoncées de la manière suivante:
1) Quels rapports entretenons-nous avec la vérité à travers le savoir scientifique? Quels sont nos rapports à ces «jeux de vérité» qui sont si importants dans la civilisation, et dans lesquels nous sommes à la fois sujets et objets? 2) Quels rapports avons-nous aux autres, à travers ces étranges stratégies et rapports de pouvoir? Enfin, 3) quels sont les rapports entre vérité, pouvoir et soi. (Foucault, 2001a, pp. 1601-1602).
En conséquence, on peut parler d'un déplacement particulier entre le premier et le deuxième axe d'un côté, et le troisième axe de l'autre.3 Un déplacement qui porte surtout sur le rôle actif du sujet dans sa propre constitution, non plus seulement comme objet ou résultat, mais aussi en tant que pôle actif de ce processus.
La première période de l'œuvre de Foucault est dédiée au savoir, pris en un sens large. Notamment, l'Histoire de la folie à l'âge classique et Les mots et les choses retracent le rôle que jouent les sciences dans la constitution du sujet moderne. Dans ce premier texte, on retrouve par exemple une histoire de la folie, entremêlée avec la raison et distinguée de la déraison, comme un phénomène dans lequel se croisent l'exclusion et l'inclusion, la transgression de l'humain et la vérité de l'homme et du sujet. Une thèse centrale du livre est que la folie à l'époque moderne se place dans un rapport à la raison non plus en termes de différence radicale, mais plutôt en tant que déviation de degré. Le fou passe du statut de porteur d'une déraison, et donc d'un extérieur de la pensée rationnelle, à celui de dérivé d'une norme. Déviation plutôt que différence. La norme est devenue, en un sens, le regard paradigmatique et totalisant de la société moderne.4
Parallèlement, avec une société fondée sur la norme, l'importance du pouvoir se déplace d'un pouvoir de la loi, qui serait une ligne à ne pas franchir, à un type de pouvoir tout autre. Alors, s'ouvre le deuxième axe de la pensée de Foucault: celui du pouvoir. Surveiller et punir est «une histoire corrélative de l'âme moderne et d'un nouveau pouvoir de juger» (Foucault, 1975, p. 30), une histoire dans laquelle cette âme s'impose à un sujet corporel, sur le corps d'un sujet. Est en jeu ici un certain nominalisme par rapport à l'homme qui était déjà présent dans le fameux dernier passage des Mots et les choses, et qui prend une forme définitive, notamment quand Foucault déclare que l'individu est «une réalité fabriquée par cette technologie spécifique de pouvoir qu'on appelle la ‘discipline'» (Foucault, 1975, p. 227). Par la suite, se développe le déplacement essentiel du concept de pouvoir pour Foucault: il ne s'agit plus d'un pouvoir négatif d'exclusion, du refoulement, de la censure, etc. Désormais, le pouvoir se distingue par une profonde positivité: il est producteur du sujet, il constitue le moteur dans le processus d'assujettissement.
En premier lieu, l'Histoire de la sexualité sert à Foucault comme une mise en œuvre de son concept de pouvoir en tant que grille généalogique. Il parlera d'une tentative de «penser le pouvoir sans le roi.» (Foucault, 1976, p. 120). Nous pouvons effectivement comparer le pouvoir du souverain, celui du roi à l'âge classique, avec un pouvoir moderne, que Foucault nous permet d'appeler disciplinaire, intériorisé et exercé par le sujet, sur lui-même et ses alentours. Dans le premier tome de la série sur la sexualité, paru en 1976 (un an après Surveiller et punir), la positivité de ce pouvoir moderne est élaborée et trouve un écho dans la définition qui en est proposée :
Par pouvoir, il me semble qu'il faut comprendre d'abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s'exercent, et sont constitutifs de leur organisation; le jeu qui par voie de luttes et d'affrontements incessants les transforme, les renforce, les inverse; les appuis que ces rapports de force trouvent les uns dans les autres, de manière à former chaîne ou système, ou, au contraire, les décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres; les stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessin général ou la cristallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les hégémonies sociales. (Foucault, 1976, pp. 121-122)
De cette définition positive du pouvoir, Foucault déduit plusieurs caractéristiques, dont il est opportun de signaler deux points. Premièrement, la positivité du pouvoir se voit couplée d'une omniprésence.5 Ce pouvoir est immanent à tous les rapports humains. Pour illustrer cette omniprésence du pouvoir disciplinaire, il est possible de le contraster avec un pouvoir ancien. Foucault le décrit ainsi: «ce pouvoir [disciplinaire] justement n'a ni la forme de la loi ni les effets de l'interdit» (Foucault, 1976, p. 64). La loi, elle, existait par force sur un extérieur qui restait précisément extérieur. Ainsi, le pouvoir ancien de la loi créait deux domaines: l'intérieur et le «hors la loi». Le pouvoir moderne disciplinaire, par contre, ne connaît pas un tel extérieur, mais seulement des rapports à la norme. Son «extérieur» est réduit à un intérieur égaré. Dans le cas de la criminalité, nous voyons bien ce changement quand il s'agit non plus de crime, mais de délinquance, donc, non plus d'un acte qui se place hors la loi, mais d'une déviation de l'acte normal. Puisqu'il n'y a plus de «hors la loi» mais seulement des déviations par rapport à la norme, le délinquant doit alors avoir des problèmes psychologiques, médicaux, etc. C'est un sujet qui, perçu au travers de cette grille, représente un point de concentration d'assujettissement intensifié.
Deuxièmement, un des traits caractéristiques du pouvoir est son inclusion de la résistance; celle-ci n'est pas hors du pouvoir, mais fait partie (essentielle) du pouvoir lui-même (Foucault, 1976, pp. 123-127). La résistance aux mécanismes d'assujettissement du pouvoir disciplinaire fournit les expériences à incorporer et à assujettir, elle est pour ainsi dire son moteur. Mais il importe de ne pas voir cette omniprésence sous la grille du pouvoir négatif de la loi et de l'interdit, selon laquelle l'absence d'extérieur serait une sorte de victoire absolue de la répression. Dans la grille du pouvoir disciplinaire, une telle situation s'appellerait «domination», et ce serait précisément la fin de la dynamique qui caractérise le pouvoir.6 Le pouvoir est avant tout un état dynamique, le nommer «pouvoir», «grille», ou encore «état» n'est à chaque fois qu'un moyen afin de permettre une réflexion et une discussion. Au fond, le nominalisme de cette pensée reste intact. Et derrière ces termes dénominatifs se trouve un mouvement perpétuel, un ensemble de relations qui ne cessent de changer. L'état de domination est à l'opposé du pouvoir, pour la simple raison que: «il ne peut y avoir de relations de pouvoir que dans la mesure où les sujets sont libres» (Foucault, 2001a, p. 1539).
Or, après avoir constaté la constitution du sujet par le savoir et le pouvoir, l'omniprésence du pouvoir, et l'incorporation même de la résistance, cette apparition de la liberté peut nous surprendre. Jusqu'ici, on avait trouvé chez Foucault un assujettissement dans lequel le sujet lui-même semblait entièrement livré aux forces dans lesquelles il se trouvait inscrit par avance. Avec la mise en place de cette liberté du sujet dans le cadre du pouvoir positif, on arrive au troisième axe dans la philosophie de Foucault: celui du sujet.
Le sujet
Les huit ans qui séparent le premier tome de l'Histoire de la sexualité des suivants, L'usage des plaisirs et Le souci de soi (et les 35 ans pour la quatrième partie) marquent un déplacement vers un nouvel axe de recherche, comme l'annonce Foucault dans les premières pages de L'usage des plaisirs.7 Ce qui caractérise ce troisième déplacement, est que, tandis que les études du pouvoir et du savoir nous ont montrés un sujet passivement assujetti au savoir et au pouvoir, on trouve désormais un sujet qui est activement concerné par la forme de son être-sujet. Le troisième axe est la troisième racine de la constitution du sujet: le sujet lui-même.
Tout d'abord, ce troisième déplacement ne doit pas être perçu comme une rupture avec ce qui a précédé. Rétrospectivement, Foucault déclare qu'il s'est toujours intéressé au rapport entre sujet et vérité (Foucault, 2001a, p. 1536). Le premier axe du savoir montrait une autre dimension de ce rapport. De même, Foucault déclare que le pouvoir est secondaire par rapport au sujet, «qui constitue le thème général de mes recherches» (Foucault, 2001a, p. 1041). Plutôt qu'une rupture, on voit une confirmation de l'importance qu'avait déjà le sujet dans les recherches antérieures: articulation d'un assujettissement, déploiement d'une disciplina-risation du sujet, grille de recherche pour tracer la constitution du sujet moderne. Et quand, à la suite du troisième déplacement, on met le sujet au centre du regard, le savoir et le pouvoir continuent à être impliqués. Le terme de «sujet» continue à garder son double sens, réunissant désormais assujettissement par le savoir et le pouvoir, et subjectivation par le sujet lui-même.
Néanmoins, il y a un changement par rapport aux recherches précédentes, un changement qui permet en effet de lire, à travers l'ensemble de l'œuvre de Foucault, sinon une rupture, du moins un profond déplacement. Quand Foucault présente son troisième axe dans L'usage des plaisirs, le «sujet» apparaît entre parenthèses, et, ce qui est encore plus remarquable, ce sujet est dédoublé par le terme d'«individu».8 Tandis que le sujet continue à faire une référence inhérente à son nouage dans le savoir et le pouvoir, celui-ci se dédouble maintenant dans ce qui paraît exister malgré tout assujettissement, au plus profond du sujet: l'individu.
Il serait aussi erroné de soupçonner un changement aussi radical que d'y voir une essence souveraine de l'homme. Rappelons-nous la «fictionnalisation» de Foucault: autour de termes comme «pouvoir», «savoir» et «sujet» devraient apparaître toujours des parenthèses. Il s'agit de termes philosophiques qui ne se réfèrent à aucune réalité «objective». Foucault nous raconte des histoires pour mieux arriver à comprendre des phénomènes et à agir dans le monde. Mais ce ne sont que des histoires, des fictions. Il serait trop hâtif de supposer qu'un terme comme «individu» brise non seulement les résultats des recherches sur le savoir et le pouvoir, mais aussi et surtout avec ce nominalisme fictionnalisé de la pensée de Foucault. Il est plus probable que l'usage du concept d'individu serve à mieux discerner le sujet comme objet et acteur d'assujettissement, de pouvoir différencier entre un sujet plutôt passif par rapport au savoir et au pouvoir, et un sujet en relation active avec ces deux axes, ainsi qu'avec la forme que lui-même (se) constitue comme sujet. Il faudrait placer toute référence à un individu dans le cadre référentiel qu'est le sujet, et la forme que ce sujet prend, non pas comme entité préexistante ou transcendantale.
Cela dit, les «fictions» de Foucault ne sont pas vides de sens: les termes utilisés visent bien une réalité déterminée, une réalité qui se montre à nous sous un nom attribué, mais qui en elle-même consiste en une multitude désorganisée d'expériences. Dans le cas du sujet, les expériences que l'on rassemble sous ce concept contiennent une réalité que l'on ne peut qu'à peine percevoir au travers de son regard, et nous pouvons soupçonner apercevoir la richesse irréductible de cette réalité d'expériences une fois qu'on a détaché le sujet de ses propres traits. Pour cela, la question qu'il faudra poser devient: quelle est la réalité cernée par le terme d'individu?
La subjectivation
L'individu, bien que non pas comme substance déterminée ou essence objective, ajoute une dimension jusqu'alors absente à l'assujettissement, qui fait que, pour la distinguer de ce qui a précédé, il devient possible de parler non plus d'assujettissement (passif), mais de subjectivation, active, du sujet par lui-même. Le terme de subjectivation implique surtout ce rôle actif qu'y prend le sujet. Tandis que l'assujettissement concerne les forces qui travaillent sur un sujet, la subjectivation est le travail du sujet lui-même sur soi. De là naît un intérêt pour ce que Foucault appellera les «techniques de soi», par quoi il entend des techniques qui «permettent à des individus d'effectuer, par eux-mêmes, un certain nombre d'opérations sur leur corps, leur âme, leurs pensées, leurs conduites, et ce de manière à produire en eux une transformation, une modification, et à atteindre un certain état de perfection, de bonheur, de pureté, de pouvoir surnaturel» (Foucault, 2001a, p. 990).
L'histoire de la sexualité vient réorientée alors vers les pratiques de soi, et cela pour des raisons qu'il importe de noter. Au premier abord, la sexualité apparaissait, selon Foucault, «comme un point de passage particulièrement dense pour les relations de pouvoir: entre hommes et femmes, entre jeunes et vieux, entre parents et progéniture, entre éducateurs et élèves, entre prêtres et laïcs, entre une administration et une population» (Foucault, 1976, p. 136). La sexualité est le domaine où les rapports de pouvoir (et du savoir, par ailleurs) jouent au plus fort. Le pouvoir, quand on le regarde de plus près, résonne dans les relations humaines, et la sexualité en est un point de concentration. On voit par exemple l'importance de la sexualité comme point d'intersection entre une prise sur le corps - qui importait déjà dans Surveiller et punir - et sur l'ensemble d'une population - la reproduction y a lieu malgré toute (dé)formation. (Foucault, 1976, pp. 191-192).
Or, ce n'est pas seulement la concentration sur la sexualité, mais sur le corps qui est impliquée dans cette sexualité - ou encore autrement, sur la vie qui subsiste dans le corps du sujet. La norme qu'on a vu apparaître auparavant dans la grille du savoir est une norme qui s'inscrit dans une concentration sur la vie, sur le corps vivant du sujet et sur les déviations que celui-ci peut contenir.9 La concentration des relations de pouvoir est également accompagnée d'une concentration sur le corps et la sexualité. La sexualité comme domaine se forme à partir de la concentration des grilles sur cette multitude d'expériences, et dans lequel le sujet est une variable constituée. Voilà pourquoi, selon Foucault, on voit dans la société moderne surtout un discours resserré autour de la sexualité, une obligation de la faire passer par la parole et la visibilité. C'est pour cela, par ailleurs, que la supposée révolution sexuelle n'est pas tellement libératrice mais plutôt affirmatrice de la matrice de pouvoir dans laquelle le sujet est inscrit en tant que corps sexué.
La sexualité comme domaine se constitue donc dans les nouages entre savoir, pouvoir et sujet.10 Mais vu depuis l'axe du sujet, elle se réfère, au-delà du corps assujetti, à un champ d'expériences qui ne se laisse pas réduire aux références de la sexualité ou même du sujet. Il s'agit de ce que Foucault, suivant le chemin d'une de ces influences, Georges Bataille, indique par le terme de transgression.11 Dans La volonté de savoir, Foucault comptait trouver un point de contre-attaque dans les corps et les plaisirs au lieu du sexe-désir.12 Ce dépassement du corps sexué et comme tel déjà assujetti Foucault le retrace pour retrouver dans l'Antiquité non seulement une affirmation de la possibilité d'une telle contre-attaque, mais des réflexions qui mènent «vers une stylisation de l'attitude et une esthétique de l'existence » (Foucault, 1984a, p. 125). La question devient alors: existe-t-il, dans la transgression qui se trouve au fond de l'expérience sexuelle, corporelle et plus généralement dans l'expérience transgressive, un point d'appui pour une pratique de la liberté qui va à l'encontre de l'assujettissement, et une confirmation de la possibilité d'une subjectivation active par l'individu lui-même?
Entre la limite et la transgression
Les limites du structuralisme de Foucault
La philosophie de Michel Foucault a souvent été désignée comme structuraliste, et il est facile de comprendre pourquoi. Le structuralisme peut être résumé très brièvement dans l'idée qu'un système de références réciproques constitue ses vérités seulement à l'intérieur de ces mêmes références, coupant ainsi l'ancrage dans une réalité «objective». Dans le cas de Foucault, des concepts comme le savoir et le pouvoir, et leur évolution archéologique et généalogique, peuvent se passer de toute référence à un «dehors» du système qu'ils établissent. Qui plus est, Foucault lui-même affirme: «on est toujours à l'intérieur. La marge est un mythe. La parole du dehors est un rêve qu'on ne cesse de reconduire» (Foucault, 2001a, p. 77). La place que prend la résistance dans le pouvoir déployé dans La volonté de savoir souscrit à cette réduction structuraliste: résistance non pas en référence à un dehors, mais comme motrice et composante intégrale du pouvoir même qu'elle prétend dépasser. La résistance n'est pas une transgression menée à terme, elle n'est qu'une reconstruction et une réaffirmation de la structure, et de ses limites illimitées.
Et pourtant, Foucault n'a jamais accepté la dénomination de structuraliste, parfois il s'en est explicitement distancié. Dans un entretien du début des années 80, Foucault prend position en opposition au structuralisme, déclarant que c'est une voie pour dépasser la philosophie traditionnelle du sujet qu'il n'a pas adoptée. Il dit avoir essayé «de sortir de la philosophie du sujet en faisant la généalogie du sujet moderne, que j'aborde comme une réalité historique et culturelle; c'est-à-dire comme quelque chose susceptible de se transformer, ce qui, bien entendu, est important du point de vue politique» (Foucault, 2001a, p. 989). La différence avec le structuralisme se trouve ici du côté de la réalité accordée. Cette réalité, il est vrai, ne se trouve pas au premier plan dans le sujet lui-même, mais elle n'est pas non plus perdue derrière une structure qui dépasse toute réflexion: elle est «historique et culturelle». La généalogie du sujet est une méthode de recherche légitime en ce qu'elle est capable d'entrevoir cette réalité à travers son évolution historique. Deuxièmement, et plus important, Foucault fait ici place à une liberté qui était moins évidente dans une philosophie strictement structuraliste. Le sujet moderne, bien qu'étant une réalité historique et culturelle, comme telle ancrée dans un cadre qui le dépasse, est «quelque chose susceptible de se transformer». En d'autres termes, le sujet tel qu'il est, n'est pas nécessairement tel qu'il est: il pourrait être autrement. Apparaît alors l'importance politique de la généalogie du sujet: elle n'est pas seulement une description du sujet moderne, elle est une tentative d'ouvrir la possibilité de sa transformation.
La question devient alors: quel est le rôle du sujet lui-même dans sa constitution comme sujet; et ensuite, où se trouveraient les points de départs pour un tel changement? Si on suit la ligne de pensée qui avait mené à la norme comme grille paradigmatique de l'assujettissement, la «limite» et la «transgression» du sujet sont toujours poussées au plus loin, à la faveur d'une déviation graduelle de la norme, laquelle incorpore progressivement cette ligne tracée à l'intérieur de son discours. Mais il y a une visée essentielle, un champ dans lequel la transgression continue à défier ce discours de l'assujettissement. La sexualité s'est avérée un point de concentration du regard normalisateur; plus loin, c'est le corps qui y est inscrit. Et dans le corps, c'est la vie qui est visée par tout ce mécanisme à première vue structuraliste.13L'assujettissement se concentre là où la norme doit s'efforcer, là où elle risque le plus de perdre son emprise, sur les limites de la vie du corps du sujet.
La réorientation de l'Histoire de la sexualité retrace une conception des plaisirs sexuels, non pas comme sexualité inscrite comme un point de concentration de toute normativité et de normalisation, mais intégrée selon les critères d'une «esthétique de l'existence» (Foucault, 1984a, p. 20). Cette esthétique de l'existence forme une problématisation du champ d'expériences sexuées autre que celle que l'on connaît dans la modernité, et peut alors être prise au sérieux en vue d'une exploration de possibles chemins de transformation du sujet. Si les limites du discours de la norme se font sans cesse incorporer, qu'en est-il des limites dans le cas d'une «esthétique de l'existence»?
Le concept de transgression
Le concept de transgression apparaît assez peu explicitement chez Foucault, mais il résonne à travers son œuvre. C'est un terme qui renvoie au philosophe Georges Bataille, un penseur qui a beaucoup influencé Foucault, et dont ce dernier a notamment édité les Œuvres complètes. Foucault lui-même regarde de plus près ce concept dans un texte qui a pour titre Préface à la transgression. Qu'est-ce donc la transgression chez Bataille et selon Foucault, au moment où ce dernier s'approche le plus d'une pensée que l'on pourrait appeler structuraliste?
Le paradoxe concernant la transgression se trouve dans son rapport à la limite. Limite et transgression sont comme les deux revers d'une même médaille; elles se réfèrent l'une à l'autre réciproquement et, comme il n'y a pas de transgression sans limite à dépasser, il n'existe pas de limite qui ne puisse être transgressée. Ainsi, on aperçoit dans le mouvement de la transgression une limite, comme une ligne tracée pour être franchie, mais qui continue aussitôt à se montrer comme infranchissable.14 Cette ligne est celle qui dessine les limites du discours même qui constitue le sujet. On pourrait dire, dans le cas de la folie et de la déraison (l'article dédié à la transgression paraît en 1963, lors du premier axe de la pensée de Foucault): les limites du savoir de la raison. Avant (au sens chronologique, puis logique) la médicalisation de la folie et son évolution, comme le décrit Foucault dans son Histoire de la folie à l'âge classique, la transgression serait une sorte de contact avec les limites mêmes de la raison. Il s'agit comme d'un espace distinct, séparé, irréductible à la raison, comme l'était auparavant le lieu du fou exclu de la société.
Mais ce «domaine» de la transgression ne constitue point un domaine positif auquel on pourrait se référer d'une façon ou d'une autre. Toute référence à la transgression serait infectée de jugements moraux, éthiques, ou autrement étrangers à la transgression même. C'est en ce sens que Foucault suit l'analyse de Bataille quand il déclare que «La transgression n'oppose rien à rien, ne fait rien glisser dans le jeu de la déraison, ne cherche pas à ébranler la solidité des fondements; elle ne fait pas resplendir l'autre côté du miroir par-delà la ligne invisible et infranchissable» (Foucault, 1963, p. 756). La transgression est transgression du discours, donc, elle se situe au-delà de tels énoncés. Plus généralement, la transgression se défait de deux possibles évaluations. D'un côté, «rien n'est négatif dans la transgression» (ibid). La transgression affirme l'illimité de l'homme comme être limité, dans son expérience même de l'existence, et avec cela de cet illimité de l'être. D'un autre côté, «cette affirmation [de l'être illimité qu'est la transgression] n'a rien de positif» (ibid.) Toute structuration de pensée, toute opération discursive et toute compréhension (au sens le plus large du terme) de l'homme lui est ôté. Dans la transgression, la norme est pour ainsi dire abandonnée, et la limite de l'anormal n'est plus une limite: l'anormal n'est plus
La transgression même s'efface dans ce mouvement. On ne peut pas suivre cette transgression, la limite qu'elle franchit se montre toujours pour nous infranchissable. «La limite et la transgression se doivent l'une à l'autre la densité de leur être,» remarque Foucault. (Foucault, 1963, p. 755). Cette dépendance réciproque est évidente des deux côtés. En effet, que serait une limite qui ne serait pas en même temps menacée de possible transgression? Pourquoi effectivement isoler le fou si on n'a pas peur d'une «contagion», comme c'était le cas du lépreux; contagion non pas de l'homme sain d'une sorte de maladie que serait la folie, mais contagion du discours de l'homme rationnel par un discours qui ne respecte pas le sien, qui le dépasse? Pourquoi instaurer une discipline s'il n'y a pas de menace d'une indiscipline afin de se moquer d'elle? En même temps, si la transgression n'est pas le dépassement d'une limite réelle, elle ne pourrait exister. Pour la folie, il faut une raison. Pour qu'existe une liberté, il faut une discipline qui la repousse et l'exclut.
La transgression n'existe donc pas sans limite. Pourtant, elle en est le dépassement. Dans la transgression, au-delà des limites de tout discours de l'homme, «la transgression s'ouvre sur un monde scintillant et toujours affirmé, un monde sans ombre, sans crépuscule, sans ce glissement du non qui mord les fruits et enfonce en leur cœur la contradiction d'eux-mêmes» (Foucault, 1963, p. 757). Bien qu'il semble apparaître dans ce passage une sorte de positivité du domaine que nous ouvrirait alors la transgression, ce n'est point le cas. La transgression élimine toute négativité. Mais il n'y a pas une positivité qui nous attend, ou (ce qui revient au même) il n'y a pas de «nous» ni de «moi» qui vont la trouver. Dans la transgression, ce sont précisément ces catégories nécessaires de la pensée qui sont dépassées. C'est à l'expérience immédiate (Bataille parlerait d'expérience intérieure) de l'être qu'ouvre la transgression, c'est dans l'existence «sans ombre» qu'elle noie et dissout l'être limité. Le «domaine» inexistant de la transgression se cache alors au cœur noir de tout discours; s'y annulent sa limite infranchissable, le franchissement de cette limite, la réaffirmation de la limite comme telle, et l'homme comme être limité pris dans ce mouvement.
La transgression, le savoir et le pouvoir
Comment se retrouve cette philosophie de la limite et la transgression dans l'œuvre de Foucault? En premier lieu, nous avons constaté que dans le cas de l'investigation sur le fonctionnement du savoir, une pensée fondée sur la transgression de la raison par la folie a été remplacée par une conception de déviations graduelles, toujours à la lumière du discours sur la norme. Le sacré, hors, ou au-delà, de la positivité et de la négativité et avec lequel le fou était considéré entretenir un contact direct, a été remplacé par une totale positivité relationnelle en relation avec la norme. Ce qui était transgression est désormais placée au cœur du discours, comme son objet d'étude et sa cible, ce vers quoi se dirige sans cesse sa parole. La folie était un lieu d'exclusion et avec cela un lieu du non-lieu, la norme ne permet plus une telle limite. La négation du couple limite-transgression devient en un sens le moteur du développement du savoir et de la norme: ce sont les déviations d'une norme qui exigent de repousser toute limite ou toute transgression.
On peut apercevoir une même inflexion du sacré de la transgression jusqu'à l'intérieur des limites, dans le cas du pouvoir. La transgression face au pouvoir du souverain était tout ce qui ne se laissait pas placer sous le pouvoir de la répression, tout ce qui y échappait. Le pouvoir du souverain reconnaissait une limite et sa transgression, un domaine de l'acte dit «hors-la-loi» qui transgressait la loi, malgré tout exercice de force et dans lequel l'acte criminel était renvoyé. Dans la grille du pouvoir disciplinaire, ce domaine transgressif, non-lieu mais distinct, est mis hors-jeu. La transgression de la loi comme acte en soi d'un criminel est remplacée par un égarement de l'acte correct par un délinquant.15La transgression devient en un sens impossible: un acte qui était jadis compris comme transgression d'une loi est désormais perçu comme déviation par rapport à une règle, et le criminel puni pour une transgression de la loi devient le délinquant qu'il faut aider dans son incapacité à suivre les règles. Tandis que le crime du hors-la-loi était en un sens à l'opposé radical de l'acte bon, sa négation totale, la délinquance existe en référence à des degrés de distance par rapport à la norme. Tout acte délinquant n'est qu'une dérivation plus ou moins grande par rapport à la norme. Il n'y a donc plus de différence radicale mais une simple déviation graduelle.
Cette déviation graduelle exclut la possibilité d'une véritable différence, d'un radicalement «autre». Quand tout acte se voit en référence à une norme, tout acte peut être vu comme une déviance - et par là, ouvert à la possibilité d'une correction pour ramener le sujet vers la norme. Ainsi, la négation de la limite et de sa transgression devient le moteur de l'évolution positive du pouvoir-savoir. On voit désormais que le pouvoir-savoir tente d'«aménager la transgression des lois dans une tactique générale des assujettissements» (Foucault, 1975, p. 318). La «transgression» est devenue l'indicateur de la direction que l'assujettissement de l'homme prend sous diverses formes.
La transgression dans la subjectivation
La subjectivation: sur la limite
Revenons à la question posée plus haut, sur le rôle actif du sujet dans sa propre constitution. La recherche qui suit le troisième déplacement présente des pratiques qui concernent plutôt la subjectivation que l'assujettissement. Dans un entretien, Foucault définit le terme de subjectivation de la manière suivante: «J'appellerai subjectivation le processus par lequel on obtient la constitution d'un sujet, plus exactement d'une subjectivité, qui n'est évidemment que l'une des possibilités données d'organisation d'une conscience de soi» (Foucault, 2001a, p. 1525; l'italique est nôtre). Après l'assujettissement passif, apparaît maintenant une participation active de la part de celui qui se transforme en sujet. Dans le même entretien, Foucault continue en constatant que dans ses recherches généalogiques sur l'antiquité, il n'a pas trouvé de sujet. Cette étrange absence du sujet comme forme déterminée par des processus d'assujettissement ne mène pas à une absence de toute forme. Mais Foucault introduit le terme d'individu pour mettre en avant la possibilité concrète de donner d'autres formes et d'autres grilles à des expériences humaines. L'individu, à l'époque gréco-romaine, n'est pas la forme finale d'un assujettissement autrement déterminé, c'est l'ouverture d'une forme et un accent mis sur la maîtrise de soi dans cette ouverture.16
On voit alors se développer chez Foucault une concentration sur le concept du souci de soi, epimeleia heautou, dans lequel on trouve la problématisation, non pas de la forme de sujet exacte que l'on devrait assumer, mais plutôt du travail qu'on peut effectuer sur soi. Donc, non pas le but qui est fixé, mais l'exercice même qui est examiné - un travail, par ailleurs, qui prend plutôt la forme d'une multiplicité d'exercices et d'occupations au long de la vie.17 Dans cette analyse d'exercices et d'occupations, ce n'est pas la codification plus ou moins exacte qui est au centre mais «le type d'attitude, de rapport à soi-même qui est requis» (Foucault, 1984a, p. 272).
On commence alors à entrevoir un aspect essentiel qui était resté secondaire dans les analyses de l'assujettissement: la liberté. On a déjà vu que, sous la forme de la résistance, la liberté était bien indispensable dans le cas du pouvoir, pour distinguer son fonctionnement de ce qui s'appellerait la domination. La liberté, ou autrement dit l'indétermination de la relation de pouvoir, était ce qu'il fallait avoir pour toujours pouvoir parler d'une relation, et donc d'une interaction, d'un jeu duquel le résultat n'est pas donné d'avance.18 19 Maintenant, dans le cas de la subjectivation, nous trouvons une pareille nécessité incontournable de la liberté. Dans l'histoire de la sexualité à l'âge antique, Foucault retrace cette liberté sous le terme de sophrosunê1 Cette forme n'exclut pas d'autres possibilités et le terme de sophrosune donnera lieu à un suivi de l'évolution généalogique au travers des constitutions différentes du sujet, un travail qui vient de se faire lors de la publication longtemps attendue des Aveux de la chair. Ce qu'il importe de souligner, c'est la place principale de la liberté, c'est-à-dire d'une indétermination inhérente : effectivement, d'une marge.
Cela semble contredire Foucault quand il déclarait, comme nous l'avons constaté plus haut, qu'il n'y a pas de marge. Mais cela concernait une marge dans un discours, un discours de la marge, comme une parole du silence. Et, tout comme la transgression, la marge n'a pas d'existence positive indépendante que le sujet pourrait rejoindre. La marge, perçue historiquement, c'est l'indétermination, dans le présent, de l'avenir par rapport au passé. Tout comme le pouvoir existe seulement tant que les relations établies ne déterminent pas entièrement les actes du sujet concerné, la marge du sujet se trouve dans l'ouverture que garde toujours la forme exacte que prend un sujet, malgré le chemin sur lequel le présent se trouve depuis le passé. La généalogie nous dit comment aujourd'hui provient d'hier, et avec cela elle nous indique à quoi on pourrait s'attendre demain. Mais il n'y a aucune nécessité, le résultat n'est pas donné d'avance. Un peu comme l'indiquait déjà Foucault au début de son œuvre: «alors on peut bien parier que l'homme s'effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable» (Foucault, 1966, p. 398). L'homme, dans cette citation, est le sujet dans sa forme moderne. La généalogie s'inscrit alors dans un programme qui sert à montrer la contingence de la conception moderne du sujet et des formes d'assujettissement.
Dans ce troisième axe de recherche de la subjectivation, bien évidemment, les deux autres axes du pouvoir-savoir qui constituaient l'assujettissement n'ont pas disparu, et le sujet se constitue toujours dans des relations de pouvoir et de vérité. Le rapport à la vérité, premièrement, se retrouve sous d'autres formes dans les pratiques de subjectivation dès l'antiquité. Cette relation au vrai diffère de la relation à la vérité qu'avait retracée Foucault dans ses ouvrages sur la folie et les sciences humaines. Une différence qui s'aligne avec le rôle plus actif que le sujet prend désormais dans sa constitution comme sujet. Non plus le déchiffrement d'une vérité qui subsiste au plus profond du sujet et qui déclenche une herméneutique du sujet, mais plutôt une vérité qui prend elle-même forme dans les relations dans lesquelles le sujet se retrouve - et donc une relation au vrai qui exige bien plutôt une «esthétique de l'existence» (Foucault, 1984a, p. 120). Nous arrivons ici au point de départ des recherches de Foucault sur le concept de parrhesia, le « dire vrai», dans lequel se retrouvent noués le sujet qui parle, son bios ou sa vie concrète (ou bien l'expérience d'un corps), et la vérité - ou plutôt la véracité de sa parole.
De même, le pouvoir n'est point exclu de l'étude des pratiques de subjectivation. La parrhesia, notamment, est une pratique de la prise de parole dans laquelle non seulement le dire vrai est problématisé, mais également le dire vrai. Les transformations qu'on voit dans la parrhesia joueront entre autres à ce niveau-là; et aux moments où l'on voit selon Foucault se développer le «souci de soi» et ensuite la «culture de soi», on doit prendre en compte les relations de pouvoir dans lesquelles les personnes impliquées se trouvent; problématisation donc de relations telles que celles avec le maître, avec les jeunes, avec le roi, etc. Comme le dit Foucault, quand il s'agit d'une telle activité consacrée à soi-même, «elle constitue, non pas un exercice de la solitude, mais une véritable pratique sociale» (Foucault, 1984b, p. 72).
L'attitude moderne: sur la limite
Pour entrevoir la subjectivation à l'ère moderne, nous pouvons avoir recours au texte mentionné tout au début: il s'agit du court traité Was ist Aufklärung d'Emmanuel Kant, auquel Foucault dédie quelques analyses et où nous retrouvons une place essentielle réservée à la limite et à la transgression dans la constitution active du sujet moderne. Foucault se concentre ici sur «ce qu'on pourrait appeler l'attitude de modernité» qu'il retrouve dans le texte de Kant sur les Lumières, et qu'il retrace ensuite comme attitude chez le dandy baudelairien du 19e siècle (Foucault, 2001a, p. 1387). Ce qu'on retrouve dans le développement de l'attitude moderne, c'est la mise en question de l'actualité telle qu'elle est donnée dans des savoirs, des pouvoirs, et dans des formes consolidées de subjectivité. Ce qui compte est la mise en question, la déconstruction de ce qui est présenté comme nécessité ou inévitabilité. Dans un tel cadre, ce qu'on pourrait plutôt voir dans ce développement d'une attitude moderne, c'est le relèvement du défi de «promouvoir de nouvelles formes de subjectivité en refusant le type d'individualité qu'on nous a imposé pendant plusieurs siècles» (Foucault, 2001a, p. 1051). Il faut évidemment toujours replacer un tel appel dans les cadres nominalistes-fictionnalistes de la pensée de Foucault. Il n'est pas question de simplement rompre avec le passé ou de se réinventer ex nihilo. Ce qui importe dans l'attitude moderne, ce n'est pas une telle rupture totale imaginaire, c'est d'un côté l'aspect de la critique, de l'autre, l'expérimentation.
Ce que ces deux pratiques ont en commun est le positionnement sur la limite.20 L'attitude moderne ne dépasse pas les limites. Foucault continue à s'opposer à une telle instrumentalisation discursive du concept de transgression. L'attitude moderne n'est pas une sorte de transformation constructive et productive de la transgression des limites existantes. Mais elle est bien la mise en question de ces mêmes limites, et la mise en question de l' «objectivité» que la réalité réclame. Plutôt qu'un remplacement ou une rupture, il s'agit d'une critique, donc précisément de ce que Foucault tente de faire à travers ses propres études archéologiques et généalogiques, de voir d'où on est arrivé jusqu'ici, pour pouvoir aller ailleurs qu'en ligne droite du passé vers l'avenir. Cet avenir, il n'est pas question d'en proposer une altérité radicale, ce qui est une impossibilité, mais de ne pas automatiquement suivre la continuité ininterrompue. La recherche d'autres formes de subjectivité se place ainsi dans sa propre histoire-fiction et dans la généalogie des formes de subjectivité. Il s'agit pour ainsi dire d'une mise entre parenthèses de l'actualité et de la réalité donnée, pour pouvoir l'examiner au plus près (cela, justement, en prenant une certaine distance minimum par le regard) et pour pouvoir y trouver des modes de subjectivité présents jusqu'alors uniquement implicitement. Quand Foucault parle donc de l'épreuve du «franchissement possible» des limites qui nous sont posées, ce franchissement demeure une possibilité que nous n'atteignons pas dans notre subjectivité.21 Il s'agit plutôt d'une épreuve continue, de toujours essayer et de continuer à essayer; en d'autres termes, d'entreprendre une vie d'expérimentation.
L'importance de l'historicité est établie dans le présent, et c'est dans ce présent que s'articule l'attitude moderne. C'est cela le point de culmination de la philosophie qui se concentre dans le texte de Kant: pour la première fois, la philosophie regarde l'actualité du penseur et sa place dans cette actualité. Il n'y a pas de «réponse» à trouver, elle est à inventer dans l'attitude moderne. Or, la liberté est cruciale dans cette attitude; une liberté qui «tout à la fois respecte et viole [le présent]» (Foucault, 2001a, p. 1389). Elle le respecte, parce qu'une rupture n'est pas possible, parce qu'il s'agit d'un regard sur le présent, un regard qui l'accepte et le prend au sérieux, pour pouvoir le critiquer. Mais l'attitude moderne viole aussi le présent, en y cherchant des possibilités de différence, sur ses limites.
Dans le petit chapitre Modifications au début du deuxième tome de l'Histoire de la sexualité, Foucault avoue vouloir souscrire à des changements réels: «Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu'on ne pense et percevoir autrement qu'on ne voit est indispensable pour continuer à regarder ou à réfléchir» (Foucault, 1984a, pp. 15-16). C'est cela même que Foucault voit comme la mission de la philosophie en général, et de sa philosophie en particulier: tenter de penser et de voir autrement. Cette pratique qui constitue l'attitude moderne ne nous sort pas entièrement de tous les cadres, mais elle implique bien le mouvement de transgression pour pouvoir sortir du regard établi. C'est la transgression de tous les cadres, dans l'expérience humaine et immédiate, qui donne la matière que l'on peut travailler pour la recherche de nouvelles subjectivités. Elle est la matière d'inspiration de l'attitude moderne. L'expérience de la transgression, dans laquelle rien de positif ni de négatif n'existe, dans laquelle le sujet cesse d'exister, se dénude devant l'illimité de son être - cette expérience de transgression ne se laisse pas envelopper dans une subjectivité, elle y échappe toujours et par définition. Toute critique et toute expérimentation commence avec une ouverture et une liberté par rapport à l'être, une ouverture qui trouve sa source d'inspiration dans le franchissement de l'infranchissable.
Notes
1Dennis Schutijser, professeur agrégé, Pontificia Universidad Católica del Ecuador. (PUCE). Dschutijser667@puce.edu.ec
2«Mon rôle - mais c'est un terme trop pompeux - est de montrer aux gens qu'ils sont beaucoup plus libres qu'ils ne le pensent, qu'ils ont été fabriqués à un moment particulier de l'histoire, et que cette prétendue évidence peut être critiquée et détruite. Changer quelque chose dans l'esprit des gens, c'est cela, le rôle d'un intellectuel.» Foucault, 2001a, p. 1597.
3«Il y a donc maintenant une sorte de déplacement: ces jeux de vérité ne concernent plus une pratique coercitive, mais une pratique d'autoformation du sujet. / [MF] C'est cela.» Foucault, 2001a, p. 1528.
4«Nous sommes entrés dans un type de société où le pouvoir de la loi est en train non pas de régresser, mais de s'intégrer à un pouvoir beaucoup plus général: en gros, celui de la norme.» Foucault, 2001a, p. 75.
5Cf. Foucault, 1976, p. 122.
6«[...] il me semble qu'il faut distinguer les relations de pouvoir comme jeux stratégiques entre des libertés - jeux stratégiques qui font que les uns essaient de déterminer la conduite des autres, à quoi les autres répondent en essayant de ne pas laisser déterminer leur conduite ou en essayant de déterminer en retour la conduite des autres - et les états de domination, qui sont ce qu'on appelle d'ordinaire le pouvoir.» (Foucault, 2003, p. 1547).
7 «[...] maintenant un troisième déplacement, pour analyser ce qui est désigné comme «le sujet»; il convenait de chercher quelles sont les formes et les modalités du rapport à soi par lesquelles l'individu se constitue et se reconnaît comme sujet.» (Foucault, 1984a, p. 13).
8Cf. Foucault, 1984a, p. 13.
9«Une société normalisatrice est l'effet historique d'une technologie de pouvoir centrée sur la vie.» (Foucault, 1976, p. 190).
10Cf. Foucault, 1984a, p. 11.
11«Ainsi au fond de la sexualité, de son mouvement que rien ne limite jamais (parce qu'il est, depuis son origine et dans sa totalité, rencontre constante de la limite), et de ce discours sur Dieu quel'occident a tenu depuis si longtemps, [...] une expérience singulière se dessine: celle de la transgression.» (Foucault, 1963, p. 754).
12«Contre le dispositif de sexualité, le point d'appui de la contre-attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et les plaisirs.» (Foucault, 1976, p. 208).
13«C'est sur la vie maintenant et tout au long de son déroulement que le pouvoir établit ses prises; la mort en est la limite, le moment qui lui échappe; elle devient le point le plus secret de l'existence, le plus «privé».» (Foucault, 1976, p. 182).
14«La transgression est un geste qui concerne la limite; c'est là, en cette minceur de la ligne, que se manifeste l'éclair de son passage, mais peut-être aussi sa trajectoire en sa totalité, son origine même. Le trait qu'elle croise pourrait bien être tout son espace. Le jeu des limites et de la transgression semble être régi par une obstination simple: la transgression franchit et ne cesse de recommencer à franchir une ligne qui, derrière elle, aussitôt se referme en une vague de peu de mémoire, reculant ainsi à nouveau jusqu'à l'horizon de l'infranchissable.» (Foucault, 1963, pp. 754-755). anormal. Normal et anormal se perdent, englobés dans un même dépassement qu'est la transgression et qui mène à l'expérience.
15Cf. Foucault, 1975, pp.349-351.
16«Et, puisque aucun penseur grec n'a jamais trouvé une définition du sujet, n'en a jamais cherché, je dirai tout simplement qu'il n'y a pas de sujet. Ce qui ne veut pas dire que les Grecs ne se soient pas efforcés de définir les conditions dans lesquelles serait donnée une expérience qui n'est pas celle du sujet, mais celle de l'individu, dans la mesure où il cherche à se constituer comme maître de soi.» Foucault, 2001a, p. 1525.
17«Le terme d'epimeleia ne désigne pas simplement une préoccupation, mais tout un ensemble d'occupations [...]. À l'égard de soi-même également, l'epimeleia implique un labeur.» Foucault, 1984b, p. 70.
18«Quand on définit l'exercice du pouvoir comme un mode d'action sur les actions des autres, quand on les caractérise par le «gouvernement» des hommes les uns par les autres - au sens le plus étendu de ce mot -, on y inclut un élément important: celui de la liberté. Le pouvoir ne s'exerce que sur des «sujets libres», et en tant qu'ils sont«libres» - entendons par là des sujets individuels ou collectifs qui ont devant eux un champ de possibilité où plusieurs conduites, plusieurs réactions et divers modes de comportement peuvent prendre place.» (Foucault, 2001a, p. 1056).
19«La sophrosune, l'état auquel on tend à parvenir, par l'exercice de la maîtrise et par la retenue dans la pratique des plaisirs, est caractérisée comme une liberté.» (Foucault, 1984a, p. 106). À propos de la sophrosune à l'époque recherché dans ce deuxième tome de L'histoire de la sexualité, Foucault insiste avant tout en la relation qu'y tient l'individu à l'égard de lui-même, envers une souveraineté qui permet à l'individu par la suite constituer une conception de bonheur personnelle et de relations sociales.
20«Cet êthos philosophique peut se caractériser comme une attitude limite. Il ne s'agit pas d'un comportement de rejet. On doit échapper à l'alternative du dehors et du dedans; il faut être aux frontières. [...] Mais pour qu'il ne s'agisse pas simplement de l'affirmation ou du rêve de la liberté, il me semble que cette attitude historico-critique doit être aussi une attitude expérimentale. [.] (p. 1394) Je caractériserai donc l'êthos philosophique propre à l'ontologie critique de nous-mêmes comme une épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir, et donc comme travail de nous-mêmes en tant qu'êtres libres.» (Foucault, 2001a, p. 1393).
21«L'ontologie critique de nous-mêmes, il faut la considérer non certes comme une théorie, une doctrine, ni même un corps permanent de savoir qui s'accumule; il faut la concevoir comme une attitude, un êthos, une vie philosophique où la critique de ce que nous sommes est à la fois analyse historique des limites qui nous sont posées et épreuve de leur franchissement possible.» (Foucault, 2001a, p. 1396).
Bibliographie
Foucault, M. (1963). Préface à la transgression. En Critique; revue générale des publications françaises et étrangères (pp. 751-769). Paris: Editions de Minuit. (PT)
Foucault, M. (2004 [1966]). Les mots et les choses - Une archéologie des sciences humaines. Paris: Gallimard.
Foucault, M. (2006 [1975]). Surveiller et punir- Naissance de la prison. Paris: Gallimard. (SP)
Foucault, M. (2003 [1976]). Histoire de la sexualité I- La volonté de savoir.
Paris: Gallimard. (HS1)
Foucault, M. (2001a). Dits et écrits II. Paris: Quarto Gallimard. (DE)
Kant, I. (1784). «Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung?» Source: https://korpora.zim.uni-duisburg-essen.de/Kant/aa08/033.html (dernière visite le 10-04-2019).