ISSN electrónico 2011-7477 |
L'empreinte*
René Schérer
Université Paris VIII
Resumen
El propósito de este texto es sugerir algunas ideas sobre el tiempo y la impronta. Comenzando con una breve consideración de la expresión francesa maintenant, el texto pasa a examinar la diferencia, propuesta por G. Dumezil, entre impronta y fósil. En un primer momento, la inspiración viene de algunos aspectos de la religión; luego, de las dos dimensiones del tiempo de la historia que propone Peguy: una que solo considera la pura secuencia de los acontecimientos y la otra que retiene lo posible, la impronta del pasado; finalmente, del poema de Baudelaire "Le Cygne", en el cual es posible distinguir una historia que lo arrasa todo y una conservación del pasado como forma de resistencia o protesta del individuo. A partir de aquí el texto presenta la impronta como la dimensión del tiempo en la que la subjetivación le añade profundidad, permanencia de lo que ya pasó, al tiempo de la historia. En un segundo momento, inspirado en la unidimensionalidad de Marcuse y en la sociedad de consumo de Pasolini, el texto trata las ideas de realidad y de progreso para sugerir que la realidad no es solo la actualidad y el progreso no es la moda: la impronta añade conservación. Para el tercer momento, la inspiración viene de Andy Warhol. Ahora la idea es presentar la impronta en su función de puente, de vínculo entre el arte contemporáneo y el antiguo. Finalmente, el texto alude a la noción de difracción, tomada de Fourier, para subrayar la idea de que la impronta implica contestación del puro presente, resistencia, liberación.
Palabras clave: impronta, tiempo, fósil, difracción, progreso, historicidad.
Abstract
The purpose of this text is to suggest some ideas about the issue of time and trace. Beginning with a short consideration about the French expression "maintenant", the text goes on examining the difference, pointed out by G. Dumézil, between trace and fossil. In a first moment, the inspiration comes from some aspects of religion. Then, from Peguy's two dimensions of the time of history: one concerned with the pure sequence of events and the other retaining the possible, the trace of the past. Finally from Baudelaire's poem "Le Cygne", where it is possible to distinguish between a history that sweeps everything and a conservation of the past as some sort of resistance or protest of the individual. With this in mind, the text presents trace as this dimension of time where subjectivation adds depth, permanence of what is already gone, to the time of history. In a second moment, inspired by Marcuse's unidimensionality and Pasolini's consumer society, the text examines de idea of reality and progress to say that reality is not just current events and progress is not fashion: trace adds conservation. For the third moment, the inspiration comes from Andy Warhol. Now the idea is to present the trace in its function ofbridge or link between the contemporary and the ancient art. Finally, the text considers the notion of diffraction, taken from Fourier, which helps to underline the idea that trace means challenge to the pure present, resistance, liberation.
Keywords: imprint, time, fossil, diffraction, progress, historicity.
* Transcripción de la conferencia de René Schérer pronunciada en francés el 23 de octubre de 2014 entre las 10:15 a.m. y las 11:00 a.m., en el auditorio de la Universidad del Norte (Barranquilla, Colombia).
L'empreinte
Mesdames, messieurs, chers amis
Il me plairait d'enchaîner ces propos, grandement improvisés, avec l'exposé remarquable, magistral que nous venons d'entendre, de Jean-Luc Nancy; car, par une coïncidence très heureuse, il annonce et, par une sorte d'anticipation, complète ce que je m'étais moi-même préparé à dire. Oui, il en est comme la préparation. Et si j'étais capable, comme vient de le démontrer Nancy d'une façon si subtile et pédagogique, de m'appuyer sur la signification des mots, je partirais à mon tour, voulant parler du temps et de l'empreinte, d'une expression française qui n'existe peut-être qu'en français, pas en espagnol, avec ahora, ni en allemand, avec jetzt, et qui est «maintenant», en jouant avec la ou les «main(s)» qu'elle contient et le «tenant», du verbe «tenir»: ce que tient la main, ce que l'on a en main dans le présent du temps. Une subtilité linguistique que le français possède. Le présent, c'est ce que l'on tient en main maintenant, que les mains tiennent et dont les mains s'imprègnent. Il est corporel, charnel. Je ne fonderai pas, pourtant, là-dessus la petite improvisation qui suit, mais je la signale, l'empreinte ayant, avec elle, une incontestable relation. Le présent du temps étant une sorte de variation sur cette parenté entre le tenir et la main. Une inscription plus ou moins profonde et durable.
Maintenant... et le même mot me vient sur la langue pour signifier: «cela étant dit», et présenter un autre aspect de ce que j'ai en main: Bon, maintenant! L'espagnol dit aussi: Bueno, ahora!Et, le plus souvent, avant de passer à autre chose; à une chose qui n'était pas là, qui était absente et que le maintenant vient d'évoquer. Ou mieux, qui était absente dans le présent, ou présente en son absence même. Cette dernière expression est d'Emmanuel Kant dans sa définition de l'imagination comme faculté de rendre présents les objets en leur absence même. Ce jeu entre présence et absence, l'absence si l'on peut dire, présente dans le présent, au cœur du présent, Jean-Luc Nancy vient de l'évoquer, et c'est sur cela que mon intervention concernant l'empreinte va être construite: l'empreinte comme absence-présente, maintenue dans le présent; constitutive, en quelque façon, de ce présent. Ce sera ma première partie que l'on me permettra de commencer par un rappel.
Il y a une vingtaine, sinon une trentaine d'années, au début d'un livre consacré à l'hospitalité, Zeus Hospitalier, je m'étais référé à une distinction que je jugeais très utile et éclairante pour la compréhension historique de cette notion, ce concept et sa pratique —et peut-être pour l'histoire en général—, distinction due à Georges Dumézil, à propos de ce qui, dans le temps historique, se maintient.
Deux manières d'exister en se maintenant: le fossile et l'empreinte
Cette distinction intervient, dans l'œuvre de Dumézil, à propos de celles qu'il a établies, inhérentes, dans l'antiquité romaine, à la souveraineté et qui concernent la religion ou le culte, l'art militaire, et ce que nous appelons l'économie. Fonctions en quoi consiste, selon cette analyse, ce que l'on entend par État.
Et je rappelle, sans y insister, que c'est à propos de la signification des prêtres appelés Flamines à Rome que Dumézil a introduit ces distinctions et le jeu entre empreinte et fossile.
Dans Zeus hospitalier, je me référais à l'application du même principe à la religion iranienne, où cette distinction apparaît avec, peut-être, encore plus de clarté. Cette religion, primitivement polythéiste, a tendu, après la réforme de Zarathoustra ou Zoroastre (sa transcription grecque) vers un monothéisme de la Lumière (le mazdéisme). Toutefois, on peut déceler, dans l'existence des Archanges, sortes de divinités inférieures, les traces d'un polythéisme primitif. Des fonctions plus archaïques conservées, non comme telles et à l'état de fossiles ou restes d'une religion disparue, mais à l'état de significations imprégnées dans la religion réformée par Zarathoustra, ou empreintes.
Autrement dit, selon Dumézil les entités spirituelles des archanges manifestent, à l'intérieur du monothéisme, la persistance ou l'empreinte d'une religion disparue; un peu comme, dans la religion chrétienne, le culte des saints, simultané au culte divin, marquerait la perduration d'un polythéisme antique. Pas plus que dans la religion iranienne ne le font les «archanges», sortes de divinités ou demi-divinités, ce culte ne transforme cette religion en polythéisme. Ils sont empreints simplement à l'intérieur d'un monothéisme et c'est à ce titre qu'ils en modulent, infléchissent, les significations et pratiques.
C'est une notation extrêmement intéressante qui, étendue à la religion chrétienne, peut être généralisée. Le culte des saints, avec leurs légendes afférentes (La Légende dorée) caractérise une religion qui officiellement n'honore qu'un seul «dieu», mais qui, dans la pratique, est peuplée d'une série d'empreintes, formant la religion populaire courante. Des empreintes, tant spirituelles que matérielles, qui rappellent des mythes sous-jacents, comme celle, éminemment, du Carnaval, cet exemple typique, ce symbole qui peut être interprété en tant que mythe, gerbe ou faisceau de mythes, une sorte de base continue sous-jacente qui traverse toutes les religions chrétiennes ainsi que l'ont montré, d'une manière exemplaire et convaincante, Julio Caro Bajora, en Espagne et, pour la France, Claude Gaignebet. Entre parenthèses et très subversivement, pour simplement orienter les esprits, je précise que ces études du carnaval permettent de déceler, dans ses différentes pratiques ou rites, une perpétuation, non seulement d'un paganisme latin, mais celui des Celtes et Germains, et même, peut-être, d'un dyonysisme grec.
Il y a une persistance à travers les civilisations et les religions —c'est là où je voulais en venir— de quelque chose de très profondément inscrit dans le tréfonds des âmes et des corps, imprégnant les rites, que l'on peut considérer comme les manifestations de la présence d'une profonde empreinte.
Qu'est-ce que l'empreinte? Ce n'est pas, comme le fossile évoquant une pétrification, un objet immuable qui se conserve tel quel, mais c'est quelque chose qui s'est intégrée à la substance du présent; une chose en mouvement qui ne se contente pas de rester, mais qui dure. Qui fait partie de la «durée» au sens que lui a donné Bergson. Elle relève de l'histoire et la constitue, en la traversant en quelque sorte, non pas intemporellement mais trans-temporellement dans une trans-historicité en quoi réside la richesse et la profondeur de cette histoire. Elle accompagne notre «maintenant» historique dans une simultanéité, non de surface, étale, mais d'arrière-fond, de profondeur.
A ce point, il faut que, de nouveau, je précise ma référence, ce à quoi je renvoie par ces expressions. C'est à Charles Peguy dans son livre très remarquable, Clio, consacré à l'Histoire et à son «dialogue avec l'âme charnelle», comme l'indique le sous-titre. Ce livre vous le connaissez, sans doute, surtout à travers le rappel et l'usage qu'en ont fait Gilles Deleuze et Felix Guattari dans Qu'est-ce que la philosophie? dans le chapitre sur l'histoire. II y est rendu hommage à Clio, qualifié de «magistral» et «fondamental» pour une analyse du temps de l'histoire.
Péguy y distingue deux directions ou deux dimensions: l'une est celle de la chronologie pure, c'est-à-dire de la succession des événements, au moment où les «maintenants» ne maintiennent rien, mais, au contraire, ne tracent qu'une série continue de points ou de dates, qu'une sorte de différenciation permanente. Ce temps ressemble à une ligne infinie uniforme, selon une unique dimension. D'autre part, il y a le «maintenant» qui, au lieu de suivre cette ligne purement horizontale que Peguy compare à celle d'un chemin de fer, s'infléchit à tout moment selon une autre dimension, plonge dans une autre direction, est étayé, en quelque sorte, en profondeur. Celle-ci, cette dimension, retient les possibles, les virtualités formant une frange permanente et non actualisée, celle qui est, précisément, l'empreinte du passé.
Dans sa pleine compréhension, la temporalité historique est toujours, comme la temporalité de la mémoire humaine, reliée à une durée différente de l'alignement du temps spatialisé de l'horloge. Elle retient à mesure qu'elle différencie ou emporte dans le passé révolu. C'est ce qui la distingue de cet «emportement» quotidien auquel est soumise l'énonciation factuelle des informations données par la radio, à la presse, à la télévision. Mais l'événement véritable ne se produit pas ainsi; ou plutôt, il ne cesse de se produire, étayé par un passé qu'il entraîne et qui, lui-même, change, devient avec lui. Que l'on songe à l'événementialité politique de 1789 ou de 1968: des événements avec lesquels on n'en a jamais fini. Car l'histoire est marquée par leur empreinte. Ce sont ces empreintes-là qui comptent dans l'Histoire, dans le devenir historique effectif, non les dates; car, sans elles, il y a simplement soumission à la pure chronologie, à la pure succession temporelle, dont le «maintenant» est pauvre, vide, n'est rien. Il est un point évanescent. Le «maintenant» se remplit, au contraire, de tout le maintien du passé, de cette conservation du passé nécessaire, sans laquelle l'Histoire, emportée par les événements, réduits à quelques faits, se présente comme autant de successions dépourvues de signification et de profondeur. En bref, le «main-tenant» de l'empreinte est au contraire ce qui protège, ce qui conserve; et que l'on (Bergson, par exemple) peut bien attribuer à la subjectivité ou à l'âme. Oui, mais à condition de voir que celle-ci ne fait qu'un avec les corps où elle s'inscrit.
J'en reviens enfin à cette différence entre le «fossile» et «l'empreinte» empruntée à Dumezil, pour mettre en évidence cette dimension subjective, animique de l'empreinte. Avec elle, le temps échappe à l'abstraction d'un concept intellectuel. Il se charge de puissance créatrice, il devient vivant et l'Histoire se fait Devenir.
Et je terminerai ce premier aperçu par une autre évocation, une autre association, si vous voulez, que cette fois n'est pas empruntée à un philosophe ou à un historien ou à un penseur de civilisations, mais à un poète, Charles Baudelaire. Il s'agit du poème des Fleurs du Mal intitulé «le Cygne» qui commence par: «Andromaque, je pense à vous, ce petit fleuve...». Un rappel de la guerre de Troie à propos d'un cygne qui se traîne sur le pavé de Paris, sous l'arc de triomphe du petit Carrousel alors en construction. Je ne vais pas, évidemment, en faire l'analyse, ce n'est pas mon propos; disons simplement qu'il est question d'une plongée dans l'histoire, et la plus ancienne, avec la destruction des monuments et des cités à laquelle le poète va opposer la permanence du souvenir: le vieux Paris n'est plus la forme d'une ville/ change plus vite, hélas! que le cœur d'un mortel.
Voilà; si ce poème a retenu mon attention, c'est parce qu'on peut associer à juste titre, je crois, ces deux vers à notre interrogation sur l'empreinte. A la différence entre une histoire qui emporte tout et une conservation de ce qui, dans l'âme ou le cœur, est imprégné de manière ineffaçable, et qui est comme une irruption du passé dans l'actualité ou dans le présent, de ce qu'on peut appeler aussi un immémorial. En l'occurrence, une résistance, une protestation de l'individu, dans sa subjectivité, contre un quotidien qui détruit ce qui l'entoure (on dit aujourd'hui l'environnement). Ce qui supprime et transforme tout dans un mouvement, un processus irréversible. A quoi s'oppose un autre processus, celui de subjectivation, ou du «cœur d'un mortel». C'est-à-dire qu'il y a quelque chose qui empêche cette transformation -au jour le jour, de plus en plus rapide, d'ailleurs, dans la civilisation et dans les sociétés contemporaines- d'être un fait absolu; elle est contrecarrée par quelque chose d'autre qui est précisément cette permanence, cette empreinte de ce qui n'est plus et qui reste dans l'intimité qui constitue la «profondeur», l'autre dimension du temps.
Car le temps n'est pas simplement «l'unidimensionnalité» -comme le disait Marcuse dans son livre «l'Homme Unidimen-sionnel»-. Les sociétés actuelles, le capitalisme et, de plus en plus rapidement, le néocapitalisme contemporain, la société de consommation -telle que l'a appelée Pier Paolo Pasolini- tendent à former une société, une temporalité, une humanité unidimen-sionnelles. Ce sont d'autres dimensions, une autre dimension essentiellement, cette rétention, cette conservation, cette perdu-ration de l'empreinte, ce qui constitue l'autre profondeur, l'autre dimension, le complément ou la complétude de ce que l'on peut appeler «réalité».
La réalité, le réel, n'est pas simplement l'actualité qui est soumise à une disparition de ces moments, de ces instants enchaînés sur une seule ligne, mais c'est également cet enracinement permanent, cette profondeur à laquelle elle s'associe, de sorte que, dire que ce mouvement, ce développement, ce processus unilatéral, forme un progrès continu est une illusion, un mensonge. Comme le rappelait Nancy, l'idée de progrès continu est artificielle ou mythique. La réalité, au contraire, se trouve du côté qui a su être heureusement maintenu, non effacé.
Savoir garder, savoir retenir l'empreinte est d'ailleurs une condition d'un progrès véritable, s'il y en a, et non d'une mode éphémère. Il n'y a jamais, et nulle part, progrès uniforme, ne serait-ce qu'en raison même de ces empreintes qui modèlent les subjectivités -les «processus de subjectivation» arrivant parfois à tempérer les destructions et transformations abusives-.
Ce qui me conduit à une remarque incidente: «Le vieux Paris n'est plus», écrivait Baudelaire au milieu du Xixème siècle. On pourrait en dire autant, d'ailleurs, de n'importe quelle ville; on pourrait dire aussi bien, aujourd'hui, que «le vieux Barranquilla n'est plus». Il peut pourtant se faire qu'il se conserve en certains points. Ainsi (notation purement anecdotique), grâce à Claudia Barrera ici présente, par sa grâce très opportune, j'ai pu voir, expérimenter si l'on peut dire, ici même, quelque chose de fort intéressant et original, à savoir, la voie étroite et tourmentée d'un petit chemin de fer menant à l'embouchure du fleuve La Magdalena et à l'Océan Atlantique. Il vous casse le dos de façon effroyable, mais l'entreprise en vaut la peine assurément. D'autant plus, qu'à mon sens, selon ma manière de voir, il associe les deux, fossile et empreinte, étant un reliquat, une relique, objet du passé et, à la fois, le faisant revivre. En fait, ce chemin de fer, s'il en a le nom et la fonction, consiste plutôt en une sorte de caisson de bois monté sur roues et animé par un petit moteur amovible de motoculteur, mené par un mécanicien sans cesse occupé à descendre pour réajuster des rails branlants, ou les dégager des pierres ou des animaux qui les encombrent.
Mais le voyageur subit allégrement les affres d'un déraillement et le choc des secousses, en longeant le cours d'un de ces «fleuves impassibles» que Rimbaud a immortalisés dans Le bateau ivre. Un fleuve qui, non seulement est approximativement représenté, mais réellement incarné dans ce poème, avec son cours de torrent immobile, immuable dans sa puissance majestueuse, roulant dans ses eaux boueuses des herbes arrachées aux berges...
Un peu d'un monde qui n'est plus y semble également charrié. Monde qui échappe à la transformation, à la modification unilatérale, unidimensionnelle, apportée par une urbanisation que l'on ne saurait, non plus, rejeter unilatéralement, mais qui ne représente qu'une partie, qu'une faible partie de la réalité pleine de ces contrées. Alors qu'il y a une autre partie qui, à la fois dans la nature et à la fois dans le cœur -comme le dit Baudelaire- reste enracinée à titre «d'empreinte» qui assure la temporalité de l'univers contemporain, de sa profondeur, de sa réalité, pour tout dire.
Je termine cette deuxième partie... où mes références ont été choisies chez un poète. Je me contente, on s'en rend compte, de suggérer.
Je suggère... je ne tente pas de démontrer quelque chose; je pense d'ailleurs qu'en philosophie on est plutôt au niveau des suggestions qui ouvrent un espace de pensée; qui donnent à la pensée de nouvelles perspectives, qui ouvrent aussi sur l'imaginaire; c'est-à-dire qui complètent la présence temporelle par une absence; absence qui est aussi ingrédient du réel, quelque contradictoire et paradoxal que cela puisse paraître. La réalité n'est pas faite de présence uniquement - au sens chronologique du présent actuel-,elle est faite également d'absence. Autrement dit, la «réalité» n'est pas faite uniquement de l'actualité; le réel n'est pas essentiellement ni uniquement l'actuel, le moment, le point...
Le point temporel dans lequel on se trouve c'est également tout ce qui l'accompagne, tout ce qui est à la traîne derrière. «Traîne» c'est une expression que j'emprunte à Roland Barthes, à propos de Charles Fourier, dans son étude Sade, Fourier, Loyola, que vous avez peut-être lu, qui est accessible en traduction. Il y parle, de «la traîne fantasmagorique du présent du présent», et précise que le présent, entendu comme ce qui se passe, existe actuellement, ne devient réel que s'il possède cette «traine fantasmagorique» qui n'est, en l'occurrence, autre chose que l'ensemble des idées ou images associées; en particulier celles des empreintes du passé. Sans cela nous n'avons qu'un présent, qu'un «réel pauvre, sec, plat, résiduel», selon encore les mots de Barthes. A ces empreintes, on peut aussi, à la suite de Bergson, de Deleuze, donner le nom de «virtuel».
La réalité n'est pas simplement «l'actuel», elle ne se réduit pas uniquement à la «présence» du «présent», si l'on peut dire, mais elle est également le «virtuel». Ce que, d'une certaine manière, d'une autre façon aussi que chez Deleuze, Edmund Husserl avait également exprimé sous la forme de «présent vivant». La vie du présent, c'est justement tout ce qu'il charrie avec lui, toutes ces empreintes qui le gonflent, si l'on peut dire, le nourrissent, lui donnent sens et réalité.
Les surréalistes, par la voix d'André Breton, ont parlé du «peu de réalité»; formule qui insiste sur le fait qu'elle n'est jamais achevée, toujours perdue dans une fuite infinie. Mais on peut transformer cette idée en s'appuyant sur elle, d'ailleurs, mais en la dotant d'une autre vision. Cette fuite de la réalité peut être retournée de négatif en positif, comme l'a fait Deleuze en parlant de «lignes de fuite», qui sont des échappées, des ouvertures, des promesses, des résistances ou protestations. La ligne de fuite indique une non-conformité, un refus de s'identifier à l'actuel pur et simple. Cette ligne de fuite, on la voit se tracer chez Baudelaire avec le rappel, le retentissement de la disparition d'une ville dans, selon son mot, «le cœur d'un mortel», qui ne passe pas et résiste.
En un même sens on peut voir se tracer une ligne de fuite analogue chez un autre poète contemporain qui fut aussi cinéaste, Pier Paolo Pasolini. Il se sert du rappel du passé, de toutes les virtualités ouvertes au sein de la société actuelle, soumise à la marchandise et à la consommation, pour tenir, contre cette société, un langage révolutionnaire, dans l'alliance avec un archaïsme qui, loin d'être réactionnaire, va, au contraire de l'avant, en refusant les destructions apportées par la modernité. Ou, si l'on préfère dire autrement, c'est celle-ci, la modernité, qui est réactive relativement aux forces affirmatives de la vie. Alors que celle-ci transparaît dans certaines attitudes apparemment réactionnaires. J'entends celles qui s'appuient sur de profondes empreintes, matérielles ou spirituelles, formant comme une barrière résistant à la destruction de notre monde. Pasolini relevait «la forme d'une ville» qui a demandé des siècles de façonnement, la diversité linguistique des dialectes, les mœurs qui modèlent les corps eux-mêmes.
J'avais noté, pour ma part, et pour reprendre mon indication de départ, contre une prétendue ligne irréversible d'un «progrès» qui va à la catastrophe, l'exigence d'hospitalité, celle d'un monde qui, au lieu d'être conduit par la lutte concurrentielle, la rentabilité, l'économie marchande, conduisant à toujours plus d'exclusions, se guiderait selon cette «empreinte» qui reste en chacun de nous. L'empreinte de l'hospitalité qui a ses racines dans le plus lointain archaïsme, de la réception de l'autre, de l'accueil réservé à l'étranger. Bref, tendre à une «mondialisation hospitalière» au lieu de la voir dégénérer dans le triomphe des monopoles, la domination des plus puissants, dans le déchaînement des haines et des fanatismes de toute espèce.
Savoir conserver ce qui procède de l'empreinte, c'est précisément aller à contresens de cette tendance mortelle qui se dissimule sous le masque, également, de l'individualisme. C'est comprendre que cette tendance, bien que dominant l'actualité, n'indique aucunement, pour employer une expression chère à Charles Fourier, ce que sont nos Destinées. L'actualité de l'exigence individualiste peut recouvrir, mais non faire disparaître l'empreinte hospitalière, seule attractive qui nous porte vers autrui. Mais je n'insiste pas; à chacun de tourner à son usage cette simple indication.
Mon troisième et dernier point m'est suggéré, non par un philosophe, non par un poète ou un politique, mais par un artiste: Andy Warhol, qui est, je le rappelle, peintre, l'acteur, le créateur le plus éminent de l'art plastique contemporain, du pop art actuel-dans les années soixante, soixante-dix. Il me vient à l'esprit, parce qu'il y a eu, de lui, à Paris, une exposition récente ayant éveillé chez moi des réflexions auxquelles j'ai déjà consacré un article de revue. J'avais été frappé par une querelle déjà classique autour de l'art d'Andy Warhol à qui l'on reprochait son caractère essentiellement commercial; d'être soumis à la société de consommation, précisément. Et la vue synoptique et cursive de l'exposition permettait d'y déceler, au contraire, quelque chose d'autre. Peut-être paradoxalement, mais significativement, en tout cas, il me semblait découvrir que l'œuvre d'Andy Warhol était à prendre sur un autre plan. Le plan, au contraire, d'une ligne de fuite, œuvre de résistance, de protestation contre la société contemporaine, contre ses icones et ses mythes, en lui faisant prendre conscience de ce qu'elle est. Par le moyen technique de l'empreinte (sérigraphique), de la série, c'est une fonction qu'on pourrait appeler «allégorique» indirecte, assurément, mais aisément décryptable. Cette fonction «allégorique» c'est celle... l'image qui résume en elle-même toute une histoire, tout un moment historique, qui est en quelque sorte la représentation, tout au moins l'illustration d'un texte implicite; sa présentation, son accrochage sur le plan esthétique. Très exactement, on peut y déceler une de ces «idées esthétiques» que Kant a situées, qui sont donc, à mi-chemin entre le rationnel-cognitif et le moral-pratique comme «idées qui donnent à penser».
Une idée esthétique est une idée qui «donne à penser», tout en étant «inexponible». Néologisme voulant dire qu'elle n'admet pas de représentation exacte, qu'elle est un produit de l'imagination, convoquant des pensées, suscitant des images d'accompagnement qui n'en sont pas moins intéressantes et suggestives et que l'on appelle «l'allégorique». Il y a, dans les empreintes d'Andy Warhol, un incontestable allégorisme qui, à travers l'actualité unidimen-sionnelle et vide du présent, nous portent à un monde d'absence. Et il est curieux qu'il utilise pour cela, précisément, l'empreinte donnée par la sérigraphie ainsi que la série répétitive avec ses variations. Curieux, parce qu'il y a ici, comme par un jeu de mots et plus que de mots, rencontre, correspondance, entre le procédé, le support matériel et le sens. La multiplication des visages célèbres bien connus (Marilyn Monroe) opère, en même temps qu'une confirmation, une désacralisation et en montre, tout à la fois, l'importance et la «vanité».
Je m'attacherai à ce dernier mot utilisé, on le sait, pour les natures mortes de l'âge baroque, accompagnées généralement d'une tête de mort, d'un crâne, confirmant le caractère éphémère des choses terrestres. Or, il est remarquable que, parmi les séries de Warhol, l'une d'entre-elles ait été consacrée au crâne (scull); ce qui précise, signe en quelque sorte, son intention allégorique et baroque. Intention que viennent enrichir, par ailleurs, des séries consacrées à des représentations picturales classiques, comme La cène de Vinci ou des anges de Raphaël. Ici l'empreinte assure la fonction de lien ou de pont de cet art contemporain avec le passé, en même temps qu'une rupture, allégorie de la continuité dans le changement. Donc il s'empare de ce qui est, dans le monde actuel, commercial ou domaine de ce que l'on appelle «le monde», domaine de stars, de personnalités, du people. Il se les approprie pour les faire passer par cette signification allégorisante qui est celle de la série, qui est celle de l'empreinte, s'en moquant avec une pointe d'humour; car il y a une part d'humour, de distance assurée dans ce traitement. Une manière de tempérer le sérieux de la leçon donnée, d'alléger la pesanteur. Ou, pour reprendre l'opposition de Simone Weil, d'insinuer une certaine grâce dans la pesanteur du monde par cette présentation allégorique, par cette manière nouvelle de prendre les choses.
J'en aurais terminé de cette digression, de cette divagation sur l'empreinte, si je ne pensais utile, voire nécessaire de lui ajouter une remarque supplémentaire. C'est à Fourier que je l'emprunte, cette fois, en utilisant un mot, un concept qui fait comme un pendant à ce qui vient d'être exposé: il s'agit de la «diffraction».
L'empreinte -je me résume- est la forme donnée à ce qui se maintient, qui persiste, non tel quel, à l'état de fossile, mais plus profondément, en touchant à la fois à la présence et à l'absence; qui se maintient tout en se transformant et en contestant, corrodant les certitudes de l'actuel.
Le mot que j'ajoute, emprunté à Fourier, va dans le sens de cette contestation du présent pur, de l'actualité. Il vient aussi confirmer que la «réalité» n'est pas le «présent», les présents se déroulant en succession «unilinéaire»; ceux que fait se succéder à une vitesse de plus en plus accélérée le monde actuel, la civilisation. Cette réalité est celle du monde passionnel. Elle est donnée par les forces qui conduisent les mouvements véritables, aujourd'hui réprimés, effacés, étouffés et qu'il faut découvrir, mettre en action.
Le mot de «diffraction» indique toutefois des échappées, des passages entre le monde unidimensionnel de la civilisation et une vie réelle dans sa plénitude, la vie passionnelle, cette «vraie vie absente» dont parlait Rimbaud. La diffraction est cette lumière qui, en civilisation même, et bien qu'elle ne soit pas la destinée humaine, transparaît par instants à la manière dont un écran n'offusque pas, ne supprime pas totalement la lumière, mais lui permet de se manifester sur ses bords. Une éclipse, par exemple. Le soleil, offusqué par l'ombre terrestre, devient noir; mais sa lumière se répand autour de lui, diffractée. Un simple trou d'épingle, dans un écran, diffracte un arc-en-ciel.
Je quitte ici Fourier pour en chercher des applications contemporaines, singulièrement dans le domaine esthétique.
Or, cette lumière diffractée, on peut la reconnaître dans la contestation, dont je viens de parler, qu'opposerait au monde l'œuvre d'art d'aujourd'hui. Dans cet art contemporain qui donne prétexte à tant d'interprétations contradictoires, tant de discussions sans issue. Et il me paraît que la fonction allégorique accordée à l'art vient à point ici pour fournir des exemples de diffraction au sens que Fourier pouvait entendre: faire entrevoir un monde meilleur, un «nouveau monde». L'art venant comme une allégorie, ou mieux une «allégorèse», mot et concept dynamique repris à Walter Benjamin et que je transpose au français. Il me semble exprimer mieux la fonction de libération, de résistance, d'expérimentation et de découverte.
En conclusion, enfin, ce que je demanderai de retenir de ce va-et-vient entre l'empreinte et la diffraction, est que, de l'une à l'autre, s'établit ce que j'aimerais appeler une perspective utopi-que du monde actuel; utopie à opposer sans relâche aux visions catastrophiques proposées par le langage médiatique en cours.
L'empreinte est la réplique à la résignation nihiliste d'une confiance, d'une foi dans le monde. Et, associée à la diffraction qui la supplémente, une foi dans le monde tel qu'il est. Ce qui est dire qu'il ne s'agit pas de se mettre à l'écart; de se réfugier dans un «culte du passé», mais il s'agit bien, aussi, de saisir et de faire valoir les expressions, les surgissements de ce que ce monde-ci peut apporter de nouveau. De saisir au vol, d'apprécier les «diffractions allégoriques» d'un quelque chose qui se fait entendre transhisto-riquement comme réalité, non pas éternelle, mais mouvante et toujours en devenir. Une transhistoricité qui sache être également traduction, transposition au présent de tout ce qu'il y a de juste, tout ce qu'il y a de valable dans ce qui est apparu dans le passé.
Cela veut être, de ma part -c'est ma dernière phrase- une réponse joyeuse aux questions insolubles d'un monde abêti. Voilà ma conclusion!
Merci
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