Eidos. Revista de Filosofía de la Universidad del Norte

ISSN electrónico 2011-7477
ISSN impreso 1692-8857
n.° 25, julio-diciembre de 2016
Fecha de recepción: 5 de septiembre de 2015
Fecha de aceptación: 22 de febrero de 2016


La référence spinoziste dans la psychanalyse*

Jean-Pierre Marcos

Universidad Paris 8 (Francia)
jnprrmrc@aol.com

Spinoza et la psychanalyse
sous la direction d'André Martins et de Pascal Séverac
Préface de Pierre-François Moreau
Avec les contributions de : Adrien Klajnman, Isabelle Ledoux, André
Martins, Myriam Morvan, Maxime Rovere, Monique Schneider, Pascal
Séverac
Paris, Hermann Editeurs, 2012, 188 pages

A l'étonnement de l'un1 concernant la place de l'œuvre de Spinoza dans la philosophie aujourd'hui, répond fort heureusement la persévérance de sa lecture et de son étude notamment confrontée à ce champ restreint des sciences humaines qu'est la psychanalyse.2Alors qu'en son temps A. Binet (1857-1911) raillait la réduction de l'amour à la «titillatio»3 et qu'un psychanalyste contemporain pouvait non seulement encore penser le système de Spinoza sous la catégorie de «délire interprétatif», mais également réduire l'œuvre de pensée du philosophe à une fantasmatique ordonnée au motif du retour intra-utérin4 ou à la «projection défensive d'une régression profonde au niveau archaïque de la dyade mère-enfant»5, la rigueur et la vigueur des lectures proposées par l'ouvrage recensé a le mérite d'inventer d'autres modalités de confrontation, telle celle entre la question de l'interprétation freudienne du rêve selon Freud et la problématique spinoziste de l'interprétation de l'Écriture dans l'article d'A. Klajnman, lequel montre comment les deux herméneutiques «se rejoignent et se complètent» (Spinoza et la psychanalyse, p.91).

Alors que le titre de l'ouvrage pouvait laisser craindre une conjonction de «mauvais aloi» (berUchtigtes «und») pour parler comme Nietzsche -«Spinoza et la psychanalyse»- ou laisser penser que sous le nom commun de psychanalyse, les auteurs confondaient la pluralité des psychanalyses dont Freud fut au titre d'un «ins-taurateur de discursivité» le premier nom d'une série indéfinie de successeurs et de contradicteurs, la multiplicité des contributions proposées rend justice au motif complexe de l'articulation et à la diversité intotalisable du champ de savoir intitulé «psychanalyse» fétichisme dans l'amour (1887), Paris, Editions Payot et & Rivages, 2001, p.97) (A. Martins, p.73). Mais la connaissance des différentes doctrines psychanalytiques dont l'ouvrage égrènent avec pertinence les noms propres de leurs auteurs (Freud et Lacan évidemment, mais également Ferenczi, Groddeck, Winnicott, Lagache, M. et O. Mannoni, génère comme l'écrit P.-F. Moreau: «un effet en retour de la découverte freudienne non sur la systématicité du spinozis-me, mais sur la constitution des problèmes où nous reconnaissons sa modernité. (Préface, page 9)»

L'ouvrage ne cède pas non plus à la facilité de chercher toujours les équivalents spinozistes des catégories freudiennes ou les éventuelles correspondances freudiennes aux propositions du philosophe. Nulle équivalence terme à terme ne peut justifier que l'on confonde l'ambivalence freudienne et la fluctuatio animi selon Spinoza, le narcissisme et la philautia ou la superbia. Les cohérences formelles respectives de chaque doctrine exigeant de restituer l'ordre propre de génération de chaque conceptualité sans céder à l'illusion d'une totale réversibilité d'une doctrine dans l'autre, les diverses accentuations proposées ouvriront plus le débat de la généalogie qu'elles ne fermeront l'espace indécis de la question générale des précurseurs et des continuateurs. Toutes les convergences comme toutes les divergences seront locales, précises et non générales.

La contribution de Myriam Morvan parvient avec force conviction à respecter précisément les discursivités respectives convoquées pour conduire une enquête sur la catégorie de Fascination -à laquelle elle reconnaît un caractère opératoire et transversal dans le champ freudien concernant la question du traumatisme-et celle d'Admiration, catégories qui attestent chacune d'un état d'impuissance du sujet.

L'ouvrage trouve donc son style et découvre son ambition: Spinoza depuis la psychanalyse selon le procès continu d'invention de cette dernière. En rompant avec le schème téléologique -le dernier mot prononcé dans l'histoire dit toujours plus vrai que l'ancien-, et sans sacrifier au dogme absolu de l'historicisme6 -la contextualisation précise de l'œuvre étudiée délivre l'ultime chiffre de sa signification-, les auteurs déploient des analyses studieuses qui manifestent outre l'actualité de Spinoza pour la pensée philosophique, mais également la pertinence de ses analyses au regard du travail incessant et nécessaire -si elle veut rester vivante et vivifiante-, de continuation voire de refondation de la psychanalyse.

L'exemple peut-être le plus convainquant de cette lecture rétrospective de Spinoza demeure l'article de P. Séverac (Spinoza et Freud: les dessous de la jalousie) qui s'appuie sur le scolie de la proposition 35 d'Éthique III: «qui, en effet, imagine une femme qu'il aime se prostituant à un autre (alteri sese prostituere), non seulement sera triste de ce que son propre appétit se trouve contrarié; mais aussi, parce qu'il est forcé de joindre l'image de la chose aimée aux parties honteuses et aux excréments de l'autre, il l'a en aversion». Nous suivons ici la traduction de B. Pautrat de excre-mentum par excréments -au motif que la problématique anale ne peut pas être exclue de ce tableau et qu'il ne s'agit pas simplement de «l'imaginaire du traducteur» (Spinoza et la psychanalyse, note 5, p. 159)-, mais la remarque de P. Séverac demeure pertinente: «Pourquoi donc cette polarisation de l'imaginaire du jaloux sur les parties génitales du rival, et sur ses excrétions, sur sa salive ou sa bave peut-être, sur son sperme plus sûrement?» (Spinoza et la psychanalyse, p.159). La convocation du texte de Freud Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité (1922) permet, tout en soulignant le motif de la haine du rival dans la jalousie amoureuse, de faire droit au mobile discret de l'amour homosexuel. L'amor erga faeminam reste toujours hanté par l'image d'un tiers rival. P. Séverac trace dès lors les lignes d'accord entre Freud et Spinoza et se propose sur un mode pleinement interrogatif de se demander si Spinoza ne révèle pas une vérité essentielle de toute triangulation amoureuse -dont l'origine œdipienne est manifeste: désir pour la mère et haine/amour pour le rival paternel- que le seul travail depuis Freud n'expliciterait pas: «Dans la jalousie, il y a certes ambivalence affective à l'égard de l'être aimé: Freud et Spinoza sont en parfait accord sur ce point. Mais pourrait-on finalement parler, chez Spinoza, et comme nous y invite Freud, d'une ambivalence du jaloux à l'égard du rival? N'avons-nous que haine pour le rival, pour celui qui pourrait se réjouir de la chose que nous aimons mais ne pourrions plus «posséder»? (...) serait-ce en vertu de cette jalousie paranoïaque, de nature homosexuelle, que l'imagination du jaloux se fixe sur les pudenda et les excrementa de son rival [...] le jaloux de Spinoza, lorsqu'il éprouve de l'envie à l'égard du rival, n'aurait-il pas en même temps envie de lui? (Spinoza et la psychanalyse, pp. 164-166).

Comment également, ne pas lire aujourd'hui le scolie de la proposition 9 de Éthique III sans rapporter ces propos à la problématique de l'objet du désir telle que, notamment, la psychanalyse lacanienne en propose la genèse et en définit la structure : «quand nous nous efforçons (conari) à une chose, quand nous la voulons, ou aspirons (appetere) à elle, ou la désirons (cupere), ce n'est jamais parce que nous jugeons qu'elle est bonne; mais au contraire, si nous jugeons qu'une chose est bonne, c'est précisément parce que nous nous y efforçons, nous la voulons, ou aspirons à elle, ou la désirons» Soutenir comme Lacan que «L'objet du désir c'est la cause du désir»7, revient à contester le caractère absolu de tout désirable. Ce vers quoi tend le désir n'est jamais simplement ce qui se trouve «en avant de lui», devant lui selon un rapport strictement frontal. La catégorie d'«objet cause» permet de relativiser les déclarations sincères de tous les amoureux et ainsi à l'instar de Proust, d'«abroger ses plus chères illusions,cesser de croire à l'objectivité de ce qu'on a élaboré soi-même, et au lieu de se bercer une centième fois de ces mots : «Elle était bien gentille», lire au travers: «J'avais du plaisir à l'embrasser8.» Dans l'expérience désirante, le sujet conscient et volontaire n'est jamais constituant et ce n'est jamais la nature intrinsèque des choses désirées qui nous attirent. Lorsque nous aimons et haïssons telles ou telles choses «sans nulle raison connue de nous(ab ulla causa nobis cognita), mais seulement par Sympathie (comme on dit) et par Antipathie9», il n'y a là rien qui relève de «qualités occultes», mais un effet de ressemblance, un transfert d'analogie d'une ou de plusieurs autres choses autrefois aimées ou haïes. La problématique spinoziste de l'imagination des ressemblances générant amour et haine est à ce sujet d'une rare modernité: «De cela seul que nous imaginons qu'une chose a une ressemblance avec un objet qui affecte habituellement l'Esprit de Joie ou bien de Tristesse, et même si ce en quoi la chose ressemble à l'objet n'est pas la cause efficiente de ces affects, pourtant nous aimerons cette chose ou bien nous l'aurons en haine 10.» A lecture de cette propositio nous revient en mémoire tout ce que dit Freud du «choix d'objet», de la problématique associationniste qui confond sous un seul trait la série indéfinie des objets désirés ou repoussés.

La critique de la «libre décision (liberum decretum)» corrélative de l'énoncé d'un déterminisme intégral se trouve conséquemment déductible de cette promotion de la causalité définitive de toutes choses. Mais, si rien n'est sans raison, nous ne sommes cependant pas souvent en mesure de connaître par quelles raisons nous agissons, au point de nous imaginer initier absolument une série d'effets. A. Martins rappelle ainsi clairement comment Spinoza déploie toutes les conséquences de la méconnaissance originaire des causes qui nous font agir -«les hommes naissent tous ignorants des causes des choses (omnes homines rerum causarum ignari nascentur) (...) de là suit,premièrement, que les hommes se croient libres, pour la raison qu'ils ont conscience (sunt conscii) de leurs volitions et de leur appétit, et que, les causes qui les disposent à appéter et à vouloir, ils les ignorent (sunt ignari)11

Qu'il s'agisse en effet de Spinoza ou de Lacan, il reste vrai comme le rappelle M. Rovere, que la vérité se confond avec la mise au jour d'une causalité, nommément celle du désir, même si la persévération dans l'être ne peut guère être confondue avec la recherche permanente d'un objet perdu, pas plus que la problématique de l'affirmation et de ses variations quantitatives -pensée selon la catégorie de transitio d'une perfection moindre à une perfection supérieure ou l'inverse-, ne peut faire droit à la conflictualité des pulsions que sous les noms d'Eros et de Thanatos, Freud pense définitive12. Tel est sans conteste le point de divergence majeure entre les deux discours. Il ne suffit pas de citer la thèse majeure de Spinoza -le désir (cupiditas) est l'essence même de l'homme (ipsa essentia hominis)-, pour se retrouver en terres freudiennes. Nous savons que pour Spinoza «Nulle chose ne peut être détruite, sinon par une cause extérieure13» et ce, dans la mesure où selon la définition du conatus «Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être (in suo esse perseverare)14.» A ce titre, la position théorique d'une «pulsion de mort» originaire demeure inconcevable dans le cadre du spinozisme. Pour un freudien, le «travail en Spinoza» pour parler comme P. Macherey trouve ses limites dans l'abord de la négativité qu'il est difficile de penser à partir du seul plan immanent d'extension du conatus. Evidemment, nous découvririons chez Ferenczi une conception autre du désir de mourir dont la genèse empirique révèlerait un vœu de mort intériorisé par le sujet, émanant dès l'enfance, d'un proche, et nous ne serions pas si loin de Spinoza, non pas lorsqu'il soutient que: «Personne, dis-je, par la nécessité de sa nature (ex necessitate suae naturae) et sans y être forcé par des causes extérieures, ne répugne à s'alimenter, ou bien ne se suicide», mais lorsqu'il précise, pour envisager le cas d'une autodestruction: «c'est parce que des causes extérieures cachées (causae latentes externae) disposent l'imagination de telle sorte, et affectent le Corps de telle sorte, que celui-ci revêt une autre nature, contraire à la première15. » Là encore, à condition de substituer la catégorie d'inconscient à celle de corps, telle remarque de Spinoza pourrait être défendue par Freud: «Une idée qui exclut l'existence de notre Corps ne peut se trouver dans notre Esprit, mais lui est contrai-re16.» Si notre mort demeure irreprésentable -sauf à s'imaginer le spectateur de ses propres funérailles-, si l'inconscient ignore et le temps et la négation de notre vie, alors en effet, nous ne pouvons former l'idée de notre inexistence.

Freud partagerait également sans conteste avec Spinoza la thèse suivante: «Un affect ne peut être contrarié ni supprimé que par un affect contraire et plus fort que l'affect à contrarier.»17 Mais, il n'est pas assuré cependant qu'un affect -qui pour Spinoza est une passio- «cesse d'être une passion sitôt (simul atque) que nous en formons une idée claire et distincte.»18 Telle est pourtant l'ambition proprement thérapeutique du spinozisme entendu comme «remède aux affects» (remedium affectuum) dont le scolie de la propositio xx de Éthique V résume le programme: «la puissance de l'Esprit se définit par la seule connaissance, et son impuissance ou passion, par la seule privation de connaissance, c'est-à-dire qu'elle s'estime à cela qui fait qu'on dit les idées inadéquates; d'où il suit que pâtit le plus l'Esprit dont les idées inadéquates constituent la plus grande part».

La convertibilité de la passion en activité en raison de l'intelligibilité advenue de sa cause et ce, sous l'égide de l'amor erga Deum (amour envers Dieu) l'amor intellectualis Dei, ne suffirait jamais cliniquement à libérer la puissance créatrice d'un sujet. Savoir enfin pourquoi on souffre ne délivre en effet jamais du désir de répéter, pour son propre malheur, ce qui nous a fait tant souffrir. C'est toute la question de la place de l'enfance dans la genèse de l'affectivité adulte, de sa persistance et de sa rémanence que ne prend pas en compte Spinoza19 et ceci parce que : «L'enfant, au point de vue de Spinoza, c'est l'autre de l'adulte, car il faut que l'enfant disparaisse, c'est-à-dire meure, au sens propre du terme, pour que l'adulte, c'est-à-dire l'homme fait, susceptible de vivre sous la conduite de la raison, advienne 20.» Et pourtant, le scolie de la proposition xxxii d'Éthique iii nous rappelle la nécessité de prêter «attention aux premières années de notre vie (ad priores nostrae aetatis annos attendere.»

Or, si toute connaissance adéquate d'un affect suppose bien l'intelligence totale de sa cause, il resterait à se demander avec Pascal si nous pouvons être abusés par le procès même de rationalisation des affects au point de nous imaginer avoir identifié la cause effective de notre passion: «M. de Roannez disait : «Les raisons me viennent après, mais d'abord la chose m'agrée ou me choque sans en savoir la raison, et cependant cela me choque par cette raison que je ne découvre qu'ensuite.» Mais, je crois, non pas que cela choquait par ces raisons qu'on trouve après, mais qu'on ne trouve ces raisons que parce que cela choque.» (Pensées, 983-276). La question des «fausses connexions» (falschen Verknùpfungen) causales qu'évoque M. Schneider, lesquelles répondent selon Freud à «un besoin de procurer aux phénomènes psychiques dont on devient conscient une connexion causale (kausale Verknùpfung)21», nous engage à relativiser la distinction spinoziste entre «appétit» et «désir» -«entre l'appétit et le désir, il n'y a pas de différence, sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu'il sont conscients de leurs appétits, et c'est pourquoi on peut le définir ainsi: le Désir est l'appétit avec la conscience de l'appétit22»-, car la conscience d'être mu ne suffit jamais à connaître la raison de ce qui nous conduit et la cause assignée de notre passivité peut demeurer inadéquate car partielle, sinon fausse, lorsque le procès de rationalisation des affects conduit à s'imaginer les comprendre parce qu'on les explique.

L'optimisme spinoziste se heurte ici, comme ailleurs, à ce qu'il est convenu d'appeler le pessimisme freudien qu'il est indécent d'identifier comme le propose ici I. Ledoux à la causticité d'un «vieillard (...) rongé depuis des années par un cancer de la mâchoire, contraint à un exil tardif par les Nazis, leur échappant de justesse et décidant finalement, secondé par sa fille Anna, de mettre fin à son agonie23.» (p.115) Nul ne reconnaîtra dans cet argument ad hominem une pertinence philosophique. Lorsque la psychographie se transforme en pathographie, les raisons convoquées deviennent des motifs secrets invoqués. Certes, aucun psychanalyste ne contestera l'importance de l'ingenium respectif de chaque théoricien dans l'élaboration de sa doctrine qu'elle soit philosophique ou psychanalytique, mais l'assignation de l'origine personnelle de toute théorie n'invalidera jamais a priori, le caractère partageable des propositions avancées. Chacun ne part peut-être que de soi, mais la conséquence évoquée -que chacun ne parle que de soi-, n'est jamais bonne. Certaines remarques de Freud mériteraient de ce point de vue d'être interrogées: «Les doctrines et systèmes philosophiques sont l'œuvre d'un nombre réduit de personnes d'une frappe individuelle éminente (von hervorragender indivi-dueller Ausprâgung); dans aucune autre science, la personnalité du travailleur scientifique ne joue approximativement un si grand rôle, plus que précisément dans la philosophie. Or, ce n'est que la psychanalyse qui nous met en état de donner une psychographie de la personnalité (...) la psychanalyse peut dévoiler la motivation subjective et individuelle des doctrines philosophiques qui sont prétendument issues d'un travail logique et impartial et désigner à la critique les points faibles du système24

La mise au premier plan par Spinoza de la connaissance par les causes exige la suspension du jugement moral. Si tout est nécessaire, et que rien n'advient sans qu'il soit nécessaire que cela advienne et comme cela advient, il convient donc de prendre toujours acte de ce qui est et devient sans le jauger à l'aune de qui aurait pu être ou devrait être. Il est difficile de ne pas suivre ici Spinoza lorsque nous nous efforçons d'entendre la parole qui en apparence, à tout le moins, nous est cliniquement destinée. Ne pas juger mais s'employer à connaître par les causes le devenir nécessaire ou l'origine traumatique d'une souffrance actuelle. Comprendre la normativité immanente du désir pour ne pas moraliser.

L'ouvrage recensé ne peut guère faire entendre toutes les étranges consonances entre le propos du philosophe et le champ freudien. Il va de soi que si nous instruisions la question de la confrontation -et non de la simple comparaison-, entre Spinoza et la psychanalyse en réduisant cette dernière au motif clinique d'une cure de la parole par la parole sous l'égide d'une relation d'adresse, nous rencontrions quelques difficultés à penser conjointement l'effet de lecture suscité par l'Éthique et la modification de soi produite par l'association libre. Il resterait à confondre le caractère transférentiel de toute lecture d'un texte invitant à la modification de soi et la parole déployée de manière strictement immanente dans le cadre spécifique d'une relation de parole.


* Nous proposons ici un compte-rendu d'un ouvrage intitulé Spinoza et la psychanalyse sous la direction d'André Martins et de Pascal Séverac, Préface de Pierre-François Moreau. Avec les contributions de: Adrien Klajnman, Isabelle Ledoux, André Martins, Myriam Morvan, Maxime Rovere, Monique Schneider, Pascal Séverac

Paris, Hermann Editeurs, 2012, 188 pages . Une première version abrégée est parue dans la revue Critique, n°800-801, 2014/1

1 Voir: «De même qu'autrefois, l'histoire se réduisait à un perpétuel éloge de Rome, on croirait qu'aujourd'hui, la philosophie, en certaines contrées, se réduit à un perpétuel éloge de Spinoza. Je ne sais rien de plus infantile.» (J.-C. Milner, Le sage trompeur. Libres raisonnements sur Spinoza et les Juifs. Court traité de lecture I, Verdier, p.9)

2 M. Bertrand a montré que dès les années 20, on s'interrogeait déjà sur«les convergences entre Spinoza et la psychanalyse» et qu'il existe une «constance certaine» de cette question en dépit de la dispersion historique des travaux. Voir Spinoza et la psychanalyse, Studia Spinoza, vol. 8, 1992.

3 Voir: «Il serait tout à fait ridicule de penser que si des hommes meurent d'amour pour une femme qu'ils ne peuvent pas posséder, c'est parce qu'ils lui demandaient en vain une petite sensation matérielle que la première femme venue aurait pu leur donner. Il faut être naïf et incompétent comme Spinoza pour définir simplement l'amour: «Titillatio, concomitante idea causae externae (Éth., IV, 44)»» (A Binet, Le

4 Voir F. Pasche, L'angoisse niée, Rev. Franç. Psychanal., 1/1979. Cf. du même auteur et concernant le Dieu spinoziste confondue avec «une Déesse-Mère archaïque produisant par une sorte de bourgeonnement interne des «modes» dont elle n'accouche jamais.» (Métaphysique et inconscient (1981) repris in Le sens de la psychanalyse, Paris, puf, 1988, p.91). A propos de l'illusion de complétude, a. Martins retrouve cependant la problématique du traumatisme de la naissance, chère à Otto Rank: «alors que selon la métapsychologie freudienne et lacanienne le désir de complétude est le corrélat du désir d'inceste, c'est-à-dire de quelque chose qui dans la plupart des cas n'a pas eu lieu, nous pouvons concevoir qu'un désir d'union, et non plus de complétude, prend son origine, non pas dans une idéalisation, mais dans un vécu d'union avec la mère: vécu qui a effectivement eu lieu au sein du ventre maternel. Cette expérience d'union, dont nous parle Winnicott par exemple, analogue à l'union avec la Nature ou la Substance qui nous constitue selon Spinoza» (Spinoza et la psychanalyse, pp.81-82).

5 F. Pasche, op. cit., p.71

6 M. Rovère écrit ainsi: «maintenir Spinoza dans sa stricte situation historique aurait quelque chose d'un déni, puisque si l'Éthique est éditée et lue aujourd'hui, c'est qu'elle touche des lecteurs qui ne sont pas seulement soucieux de savoir comment on pensait dans la Hollande du Siècle d'Or. Il semble plutôt que ce livre touche les hommes à l'endroit même où, d'une certaine manière, la psychanalyse les travaille.» (Causalité et signification: la construction d'un sujet libre chez Spinoza et Lacan in Spinoza et la psychanalyse, op. cit. p.19)

7 J. Lacan, Les Quatre Concepts Fondamentaux de la Psychanalyse, Paris, Seuil, coll.

Points, 1973 p.270.

8 M. Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2008, p.203. Voir également: «J'avais autre fois entrevu aux Champs-Elysées, et je m'étais mieux rendu compte depuis, qu'en étant amoureux d'une femme nous projetons simplement en elle un état de notre âme; que par conséquent l'important n'est pas la valeur de la femme mais la profondeur de l'état» (A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2008 pp.397-398) ainsi que: «On aime sur un sourire, sur un regard, sur une épaule. Cela suffit; alors dans les longues heures d'espérance ou de tristesse on fabrique une personne, on compose un caractère.» (Albertine disparue, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2007, p.112)

9 Éth. iii, prop. xv, scol.

10 Éth., iii, prop. xvi.

11 Éth. I, appendice, trad. B. Pautrat, Paris, Editions du Seuil, 1988, p. 81.

12 A. Martins s'oppose ici à Freud en soutenant à propos du conflit pulsionnel: «Si conflit il y a, le dualisme ne peut pas l'expliquer de fait, vu que tout dualisme est déjà une réduction des multiplicités réelles à la multiplicité minimale du deux.» (Spinoza et la psychanalyse, p.80)

13 Éth., m, prop. iv.

14 Éth.., m, prop.vi.

15 Éth.iv, prop.xx, scol.

16 Éth.m, prop. X.

17 Éth, IV, prop.vil.

18 Éth, V, prop. III.

19 Voir sur ce point, P. Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza, III, Paris, 1998, note 1, p. 25. Cf. également Éth. iv, prop. xxxix, scol. sur la discontinuité entre l'adulte et le bébé.

20 P. Macherey, op. cit., note 2, p.257.

21 S. Freud, Études sur l'hystérie, Paris, P.U.F., 1967, p.51, trad. mod. Par M. Schneider.

22 Éth., prop. IX, sc.

23 La contribution d'I. Ledoux au présent ouvrage, Freud et Spinoza et la question du mal, demeure néanmoins d'une très grande qualité dans la mesure où elle propose de repenser à la lumière des catégories de privation et de négation, la question classique de toute théodicée que Descartes dans la Meditatio III ordonnait également à la question de la dette et du don.

24 S. Freud, L'intérêt de la psychanalyse (1913), présenté, traduit et commenté par P.-L. Assoun, Paris, Retz, 1980, pp.76-77. Freud rejoint ici Nietzsche, Par-delà le bien et le mal &6)


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