ISSN 1794-8886 |
Le sucre : barrière entre la Guadeloupe et son environnement caraïbe
El azúcar: barrera entre Guadalupe y su entorno Caribe
Marie-Christine Touchelay1
Résumé
A sept mille kilomètres de sa métropole, la France, la Guadeloupe entretient davantage de relations avec elle qu'avec son environnement caraïbe, et ceci de sa colonisation au XVIIe siècle jusqu'aux débuts des années 1970. Pendant ce long temps, la dépendance économique et commerciale envers la France se renforce alors que le sentiment d'être français est de plus en plus partagé par la population. L'unique revenu repose sur la monoculture de la canne à sucre. Des Sociétés anonymes métropolitaines possèdent les usines qui produisent un sucre brut destiné aux raffineries de France. Leurs directeurs et cadres sont des métropolitains, et c'est par leur intermédiaire que les habitants perçoivent ce qu'est la France. Il faut attendre la diversification des activités économiques sur place qui suit la fermeture des usines sucrières, pour qu'une ouverture sur l'environnement caraïbe proche voie le jour. C'est l'objet de cette communication de montrer pourquoi celle-ci a été tant retardée.
Mots-clés : entreprise sucrière, acculturation, colonie, entreprises, entrepreneurs.
Resumen
A siete mil kilómetros de su metrópoli, Francia, Guadalupe mantiene relaciones con ella más que con su entorno Caribe, y esto se debe a su colonización en el siglo XVII hasta principios de 1970. Durante este tiempo, la dependencia económica y comercial con Francia se fortalece mientras que la sensación de ser francés es cada vez más compartida por su gente. Los ingresos solo están basados en el monocultivo de caña de azúcar. Las corporaciones metropolitanas tienen plantaciones que producen un azúcar crudo para exportar a las refinerías en Francia. Sus directores y ejecutivos son metropolitanos, y a través de ellos es que la gente percibe lo que es Francia. Se espera la diversificación de las actividades económicas locales al cierre de las plantaciones azucareras, para traer una apertura hacia el Caribe en un futuro próximo. Es el propósito de este trabajo demostrar por qué este proceso has sido tan retardado.
Palabras claves: Empresa azucarera, aculturación, colonia, empresas, empresarios.
La Guadeloupe est deux fois île : séparée par l'histoire de ses voisins proches, et par l'Atlantique de sa métropole, la France. Dans sa construction de Vieille Colonie, un rouage a permis à l'État d'installer durablement son autorité : ce sont ses entrepreneurs. Venant de métropole ou de Martinique, ils gèrent sur place les intérêts de sociétés métropolitaines qui s'enrichissent à partir de la canne à sucre.
Depuis le Second Empire, le système économique de la Guadeloupe repose sur la dépendance. Le revenu de chaque commune est alimenté par une taxe sur toutes les marchandises qui pénètrent sur l'île : l'octroi de mer2. De ce fait, l'autosuffisance du territoire, vivant sans importation, impliquerait le déficit de ses communes. Cette organisation n'a rien de surprenant pour l'époque. La surprise vient de ce que cela perdure en Guadeloupe, même après la période des décolonisations. C'est dans ce contexte que la question de l'ouverture de la Guadeloupe sur son espace proche est posée. Qu'est-ce qui a permis à ses liens avec sa métropole d'être si forts ? Pourquoi ont-ils été tissés au détriment d'autres, plus logiques, avec les îles voisines de la Caraïbe ?
Les principaux bénéficiaires des contacts avec la Métropole sont les responsables locaux des entreprises métropolitaines. Ils représentent l'autorité du siège social et rendent des comptes aux conseils d'administration métropolitain. Ils transmettent les ordres des directions mais aussi, peu à peu, une acculturation à la France. Celle-ci passe par le sentiment d'être français, sentiment conforté par la loi de 1946 qui fait de la Guadeloupe un département.
Devenir français à sept milles kilomètres de la France ne conduit pas à s'ouvrir sur la Caraïbe. Comment les entrepreneurs ont-ils été les vecteurs du sentiment d'appartenance à la nation française ?
Pendant les trois périodes clés du développement de l'industrie sucrière de 1852 à 1964, le rôle qu'ils ont tenu balise, à chaque étape, une marche supplémentaire vers l'acquisition de la nationalité française.
La mise en place par l'État des outils de la production sucrière, du Second Empire à la fin de la 1re Guerre mondiale, constitue la première étape. Peut-on dire que, parallèlement à l'installation des usines modernes, s'ancre en Guadeloupe un sentiment d'appartenance à la métropole nationale ?
Entre les deux guerres, l'État fixe des règles pour délimiter précisément le profit de chacun 3dans la production sucrière. Les producteurs de sucre de canne et de rhum se font promoteurs de la canne en métropole, identifiée à la Guadeloupe. Sur place s'enracine ce sentiment d'être français qui motive à produire pour la France : à ce moment-là, comment les entrepreneurs en sont-ils les vecteurs ?
Enfin, de la Seconde Guerre mondiale à 1964, la Guadeloupe révèle à l'Etat d'autres richesses que sa canne à sucre. Les entrepreneurs sont-ils alors évincés ?
Paradoxalement, ils semblent d'abord être les grands perdants de la loi de départementalisation qui établit pourtant ce rapprochement avec la Nation dont ils ont été les catalyseurs. Ils redoutent surtout une augmentation de la fiscalité qui les épargnait jusqu'alors au nom de l'exception coloniale. A partir de 1961 les usines sucrières sont de moins en moins rentables, les débouchés commerciaux pour le sucre de canne ont diminué avec la perte des colonies, hier clientes et la stratégie des sociétés anonymes métropolitaines est à la diversification des activités. Ces causes extérieures à la Guadeloupe justifient les fermetures d'usine à partir de 1965 et ouvrent la porte à un développement économique en dehors de la canne à sucre, chose inimaginable dix ans avant.
De 1852 à 1918, les prémisses d'une industrie sucrière en Guadeloupe
Le Second Empire installe les entrepreneurs sur un territoire dont le système productif a été doublement bouleversé, tant au niveau matériel que moral. Au niveau matériel, le tremblement de terre de 1843 a détruit les habitations. Au niveau moral, l'abolition de l'esclavage de 1848 a changé les rapports au travail. La production a chuté de 35 000 tonnes de sucre en 1848 à 16 000 tonnes en 1853.
Les outils de la production donnés par l'Etat
L'État intervient pour rentabiliser de nouveau son île à sucre, la rendant attractive pour les entrepreneurs. La première condition est de mettre des capitaux à leur disposition. A cet effet, la Banque de Guadeloupe et le Crédit Foncier Colonial sont institués.
Comme les quatre autres banques coloniales dans chacune des Vieilles Colonies, la Banque de Guadeloupe est fondée par la loi du 11 juillet 18514, votée sous la Seconde République. Son capital est formé par un huitième de l'indemnité reçue de l'État en guise de dédommagement par chaque propriétaire d'esclave après la loi d'abolition de 1848. Actionnaires obligés, ils sont ainsi encouragés à continuer leur activité de production sucrière en Guadeloupe. Créée pour soutenir l'agriculture, la banque prête une somme correspondant au gage de la récolte à venir. Plus l'exploitant agricole a de cannes récoltées, plus il peut emprunter. Un agent central des Banques coloniales réside à Paris et honore les traites.5 Entre 1874 et 1901 les attributions de ces banques se précisent, y confirmant la place de choix occupée par les entrepreneurs les plus riches.
Pour installer l'industrie sur place, le Second Empire fonde le Crédit foncier colonial (CFC) par décret impérial en 18516. Les emprunts au CFC permettent de regrouper d'anciennes habitations7 autour d'un projet d'usine « centrale », constituant ainsi des grands domaines aux mains d'entrepreneurs privés. L'un d'eux, M.Lacaze Pouncou, un métropolitain installé en Martinique, rachète une habitation dont le propriétaire est en faillite dans le bourg de Capesterre-Belle-Eau. Empruntant au CFC, il agrandit le domaine en 1873 puis commence, en 1883, la construction d'une usine moderne, l'usine Marquisat8.
Constitution d'un réseau qui profite de la canne à sucre
Terre d'aventure économique prometteuse d'enrichissement, la Guadeloupe attire ainsi sur son territoire des investisseurs multiples, venant surtout de métropole. Le numéro un en France des constructions mécaniques, Jean François Cail, spécialisé dans le matériel de sucreries modernes investit dans l'usine de Beauport, achetant à la famille propriétaire, les Souques, 9/15e de l'usine9 en paiement du matériel reçu. N'investissant pas directement dans l'industrie sucrière mais promis à un bel avenir en partie grâce à elle, les frères Pereire fondent la Compagnie Générale Maritime en 1855 qui devient Compagnie Générale
Transatlantique en 186010.
Un faisceau d'intérêts se rassemble donc autour de la Guadeloupe. Sans habiter la Colonie, ces entrepreneurs constituent un groupe s'enrichissant à partir de la canne et faisant partie des décideurs quand le moment vient. Parmi eux, les transitaires, les maisons de commerce de Bordeaux, de Nantes ou du Havre, impliqués depuis longtemps, le deviennent davantage lorsque la production augmente grâce aux usines centrales.
L'État aussi est bénéficiaire de l'exploitation du sucre de canne car il perçoit des droits d'entrée sur tous les produits coloniaux. La Guadeloupe reste alors l'île à sucre des siècles précédents. En 1882, sur 159.715 habitants, les statistiques coloniales dénombrent 53.349 travailleurs employés aux cultures dans les 662 habitations-sucreries. Sur ce nombre, seules 6 sont des usines à vapeur centrale sans plantation- nécessitant un investissement important- et 468 sont des plantations sans usines- sans investissement. Pour le reste, 60 possèdent une usine à vapeur, 66 une usine à eau, 56 une usine à vent, 6 une usine à force animale11.
Crise économique et redistribution des cartes
La crise de 1884 fait chuter le cours du sucre. L'État protège alors le sucre de betterave produit sur son territoire national par des taxes prohibitives frappant les sucres qui viennent d'ailleurs. Pour les entrepreneurs de Guadeloupe qui avaient emprunté au CFC sur la base d'un cours du sucre de canne élevé, c'est la faillite. Ils ne payent plus leurs échéances et perdent leurs propriétés gagées.12
C'est le cas à l'usine Marquisat : le fils de M. Lacaze Pouncou ne peut honorer ses échéances, il perd l'usine en construction et le domaine. Le CFC s'en trouve donc propriétaire. Contrairement à la Martinique où les riches familles de békés ou la Colonie rachètent alors les domaines, personne ne le fait en Guadeloupe et, faute d'adjudicataires, les biens restent propriétés du CFC. Echappant ainsi aux entrepreneurs locaux, ce sont désormais des Sociétés anonymes (dont le siège est en métropole et qui ont une assise financière suffisante) ou le CFC qui développent les usines à vapeur centrale.
Les entrepreneurs sont désormais des agents qui servent les intérêts de sociétés lointaines. Quel rôle jouent-ils dans la Vieille Colonie où commencent à s'appliquer les lois de la troisième République naissante ?
La Troisième République et la modernité
Tout d'abord, la modernité pénètre en Guadeloupe par le biais de l'usine13. C'est pour elle que sont construits les ponts, les routes et les chemins de fer à voie étroite. Le paysage est transformé par les mutations de l'économie sucrière : de petites habitations qui s'enfermaient dans un espace de vie restreint, on passe à un espace plus ouvert : l'usine fait venir la canne puis envoie le sucre vers les ports. Son directeur organise ce mouvement et connaît cet ailleurs lointain pour lequel tous travaillent. Il acquiert sur place une stature inédite et peut faire passer dans la Vieille Colonie les idées de la Troisième République.
L'espace public aménagé par l'État, l'est en Guadeloupe pour la production sucrière et avec les finances de l'usine. Quand, pour relier l'usine Marquisat au port d'embarquement de son sucre, le CFC fait construire un chemin de fer utilisant l'unique route publique, les habitants s'opposent aux travaux. Ils redoutent que le passage du train ne cause des accidents et s'appuient pour se faire entendre sur le caractère public de la voie utilisée. Le gouverneur leur donne tort et envoie la force publique pour protéger les travaux14.
L'usine fait vivre la Vieille Colonie, l'État soutient les entrepreneurs dans son aménagement.
Etat des lieux : les entrepreneurs et l'environnement caraïbe
Si les entrepreneurs peuvent être les principaux vecteurs du sentiment national sur place c'est parce qu'ils sont avant tout des notables, très liés aux hommes politiques locaux15 et soutenus par l'Eglise catholique très présente dans les usines mêmes où les locomotives sont toutes baptisées, les récoltes bénies etc.
Toutefois cet édifice est encore en gestation. Si le lien avec la métropole existe bien il reste encore ténu au sein du personnel ouvrier des usines. L'apparente facilité avec laquelle les populations quittent le territoire le révèle. Elle explique aussi la pénurie de main d'œuvre que rencontrent les entrepreneurs. Entre 1905 et 1907 3000 travailleurs partent creuser le canal de Panama. Un autre courant d'émigration rejoint la Guyane française, puis elle se féminise avec un départ massif de bonnes vers le Canada au début du XXe siècle16.
Cette émigration motivée par la recherche d'un emploi est quantifiable, mais il semble aussi qu'il y ait eu une sorte de nomadisme inter-îles, concernant moins de personnes, mais créant une communauté en mouvement dans les îles proches, échappant à la République et à l'usine, basée sur une langue et un mode de vie commun17. Pour elle, les entrepreneurs sont des étrangers, cultivés et éduqués en métropole. Comment expliquer qu'ils aient finalement réussi le phénomène d'acculturation avec la France ?
De 1919 à 1939, la mise en place par l'Etat d'une économie administrée met-elle de côté les entrepreneurs ?
La Première Guerre Mondiale renforce les liens entre la Vieille Colonie et sa métropole. Les Guadeloupéens ont payé l'impôt du sang et leur appartenance à la France n'est plus à prouver. Reste à partager ce sentiment d'exaltation nationale de retour au pays. Les entrepreneurs vont y contribuer en participant aux expositions coloniales, mais surtout en organisant des manifestations de grande ampleur, pour fêter le tricentenaire de l'appartenance de la Guadeloupe à la France. Reste ensuite à faire accepter la nuance : habitants d'une vieille colonie, les Guadeloupéens sont des citoyens, mais n'ont pas les mêmes droits que les Français.Ils sont citoyens de seconde zone comme l'écrira Aimé Césaire19.
La production sucrière dopée par la guerre
La guerre a été faste pour les entreprises. Les circuits de distribution vers la métropole se sont renforcés pour répondre aux demandes pressantes (surtout en rhum) du service du Ravitaillement. Désormais la culture de la canne génère des profits partagés par un solide réseau en métropole : les transitaires, les ports, les raffineries. Le lobby du sucre colonial s'étoffe. En 1920, le CFC crée sa Société industrielle et agricole pour gérer les usines et les terres recueillies après les faillites de la fin du XIX20. Elle gère l'usine Marquisat et celle de Bonne Mère en Guadeloupe et trois autres usines à la Réunion. Son organisation pyramidale, avec une agence centrale à Pointe à Pitre siège d'exploitation, et ses usines sur le territoire, augmentent les effectifs du personnel de direction.
Les autres usines, dopées par la bonne santé du marché du sucre et du rhum, se modernisent et accroissent leurs capacités de production. Suffisant hier, leur domaine ne l'est plus pour les alimenter en cannes. Si elles drainent peu à peu vers elles la quasi-totalité de la canne cultivée sur le territoire, c'est en l'achetant sur de petites propriétés, en faisant venir des ouvriers agricoles sur leurs propres terres pour la récolte ou en réceptionnant la canne des habitations avec lesquelles elles sont liées par contrat de colonage21. Les ouvriers agricoles ont un emploi temporaire, ils sont parfois d'origine étrangère, tous payés à la tâche c'est-à-dire à la quantité de canne apportée à l'usine. Ce prix est fixé annuellement par le gouverneur et des représentants des deux parties, (producteurs et ouvriers agricoles).
Le monopole des usines
Pour qu'elles reçoivent des quantités suffisantes de canne à sucre, il faut aussi augmenter les moyens des petits propriétaires pour lesquels l'Etat instaure des caisses de crédit agricole. Leur fonds de roulement est constitué en ponctionnant les bénéfices de la Banque de Guadeloupe. En cas de répartition d'un dividende annuel supérieur à 125 francs net d'impôts par action, elle verse une somme égale à l'excédent net réparti22.
Pour l'instant, l'usine, très liée avec sa banque coloniale, est le seul circuit qui bénéficie d'un financement important sur l'île. C'est tellement flagrant que les commerçants s'en plaignent. Après le cyclone de 1928, les aides financières pour les réparations, votées à l'Assemblée nationale, ne sont destinées qu'aux usines. Aucune indemnité n'est prévue pour le commerce qui a pourtant subi d'importants préjudices23.
Les entrepreneurs et l'exception coloniale :
Clés de voûte économique de la colonie, les entrepreneurs tiennent à garder cette suprématie et s'opposent pour cette raison à l'assimilation avec la France. Ils défendent la Guadeloupe en temps que Vieille Colonie, qui offre peut- être à ses habitants une citoyenneté amoindrie mais à ses entreprises un statut permettant d'invoquer un régime d'exception, en particulier vis-à-vis du fisc.
Gratien Candace24, député de Guadeloupe, dépose une proposition de loi25 pour que les Sociétés de capitaux ayant leur siège et leur exploitation aux colonies soient soumises exclusivement à la législation fiscale locale en ce qui concerne les impôts sur les titres et les impôts sur les revenus des valeurs mobilières.
Il ajoute que ces taxes doivent être perçues au profit des budgets locaux. « Il serait injuste de vouloir imposer en France, des sociétés réunissant des actionnaires en France, mais dont les richesses exploitées sont dans les colonies. Il est temps de revoir la définition du siège social à comprendre comme siège d'exploitation»26.
Les expositions coloniales :
Avec les élus et les intermédiaires enrichis par le commerce du sucre ou du rhum, devenant pour l'occasion de véritables représentants commerciaux, les entrepreneurs participent aux expositions coloniales.
Elles sont le moyen de vendre leurs produits en même temps que de véhiculer l'image d'une Guadeloupe terre d'enrichissement. En marge de l'exposition coloniale de 1931 à Paris, le comité d'organisation présidé le député de Guadeloupe Gratien Candace, propose une journée du rhum, le 10 juillet 193127. Le sénateur Henri Bérenger avait donné le ton dans la brochure présentant l'exposition coloniale de Marseille en 1922, qualifiant la Guadeloupe d'« émeraude des Antilles. Profondément attachée depuis trois siècle, au diadème historique de la France »28.
Les célébrations pour les trois cents ans d'appartenance de la Guadeloupe à la France sont organisées partout où les richesses de l'île apportent des bénéfices : au Havre, une plaque de marbre est apposée dans le hall de la bourse en hommage « aux normands qui ont donné les Antilles à la France »29, à Bordeaux, à Marseille, à Paris...Sur place, en Guadeloupe, elles donnent aussi lieu à des manifestations où le sentiment national est exalté voire diffusé30.
L'économie administrée :
L'État, de nouveau, s'érige en protecteur de la betterave. La guerre a momentanément nui à la culture concurrente, installant ses champs de bataille au nord de la France, sur la zone de production des betteraves. La production de sucre de canne connaît alors une augmentation importante. Il s'avère nécessaire de réglementer le marché du sucre pour permettre aux producteurs de betterave de produire de nouveau. L'État instaure donc une véritable économie administrée fixant des quotas de production de sucre de canne et de sucre de betterave.
Le rhum, bien vendu pendant la guerre au Ravitaillement, connaît le même rationnement : par mesure protectionniste vis-à-vis des eaux de vie produites en métropole, sa production est contingentée. Les quantités arrivant en France hors quota sont vendues s'il y a des acheteurs, mais elles sont surtaxées.
Cette mainmise de l'État dans l'organisation de la production s'invite aussi sur le territoire de Guadeloupe en y protégeant les petits distillateurs par rapport aux usines. Le gouverneur, représentant de l'État sur place, répartit la production à fournir par chacun. Son décret d'application du 20 février 1923, par exemple, répartit les 60.000 hectolitres d'alcool pur à produire par la Guadeloupe en 43.000 hectolitres pour les usines contre 17.000 hectolitres pour les distilleries agricoles. Cette répartition est annuelle.
Pour le sucre, le décret du 27 août 1937 détermine le contingentement du sucre colonial après accord interprofessionnel, c'est-à-dire entre producteur de sucre de betterave et de canne. Le contingent réservé la même année à la Guadeloupe est de 43.519 tonnes, il évolue selon les stocks dont dispose la France.
Sur place, pour atteindre ce quota, le gouverneur impose aux usines la quantité de cannes-à sucre qu'ils doivent recevoir des planteurs, différente de celle qu'elles produisent elles- mêmes. La volonté de l'Etat étant bien alors que la canne fasse vivre le plus de monde possible.
La production de sucre de canne est la clé de voûte de l'économie de l'île. Pour les habitants, presque tout en provient. Elle a son propre magasin où l'ouvrier s'alimente sans forcément payer en numéraire, mais en gageant son salaire de quinzaine comme règlement de l'ardoise. Quelques enquêtes décrivent ces « maisons de commerce existant dans le voisinage des centres usiniers...Un seul individu doit- il avoir le monopole de tous les bazars ? Les prix y sont exorbitants »31. L'usine dispense aussi la santé à ses salariés et à leurs familles dans ses dispensaires.
La crise des années 1930, une perte d'autorité des entrepreneurs sur le territoire
Depuis la guerre, le rhum se classe largement en tête des productions exportées. Mais la spéculation d'une compagnie bordelaise, la Compagnie générale des rhums, qui a stocké le produit en vue de la hausse provoque l'effondrement des cours32.
La banque de la Guadeloupe évoque la liquidation de la société et ajoute qu'aussi longtemps que les excédents de stocks pesant sur le marché ne seront pas résorbés il faut s'attendre à une dépression suivie de stagnation du cours des produits33. C'est la fin d'un marché du rhum rémunérateur pour les entreprises.
Le cours du sucre chute aussi sur le marché métropolitain. La très faible production causée par une année d'extrême sécheresse sera vendue, mais là aussi, le temps des bénéfices très importants semble révolu. La production de la campagne 1931 ne dépasse pas 20 000 tonnes (au lieu des 26.000 tonnes de 1930 et des 30 000 tonnes en moyenne depuis la guerre).
S'ajoutant à une baisse des revenus, la politique sociale du Front populaire qui reçoit un début d'application avec le gouverneur Félix Eboué34 attise le mécontentement des entrepreneurs.35
Un état d'esprit nouveau porte à critiquer la toute puissance de l'usine. Le syndicaliste Siméon Pioche fustige, dans une campagne de presse, les Chiffres sans nom des sans-visages36. Il reproche aux entrepreneurs de Guadeloupe de tricher avec les chiffres, dévoilant des bénéfices réduits sur place pour ne pas augmenter les salaires et le prix de la canne, mais annonçant d'autres chiffres aux actionnaires métropolitains, pour doper leurs investissements.
Mais, surtout, il révèle une conscience de classe : l'entrepreneur, le sans visage, c'est le capital brut, sans une once d'humanité, exploitant l'ouvrier. On est là dans une conception qui dépasse de loin les idées d'appartenance nationale.
Les entrepreneurs, de nouveau aux commandes
Le départ de Félix Eboué, en juillet 1938, marque une victoire politique des entrepreneurs, mais c'est surtout la préparation de l'Empire à la guerre qui fait taire les mécontents. L'usine retrouve alors sa place centrale comme moteur de l'économie, et les entrepreneurs se retrouvent aux premières places.
Us revendiquent de nouveau leur particularité : faisant vivre la Colonie, ils ne doivent pas se voir appliquer les lois qui réduisent trop leurs profits et c'est au Gouverneur de prendre des décrets d'application les adaptant, compte tenu des particularismes locaux.
Par exemple, « l'arrêté du 2 septembre 1939 tendant à empêcher la hausse des prix de tous produits et denrées ne peut s'appliquer aux fabricants de sucre; ceux-ci ayant un accord particulier avec l'Administration »37. Ou encore ils exigent 48 heures hebdomadaires de travail pour leur personnel en période de récolte alors que le maximum fixé par la loi est de 40 heures. Là encore, un décret du Gouverneur leur accorde ce droit, compte tenu de l'importance de la production sucrière dans l'économie de la Guadeloupe. A ceci s'ajoute la fin des quotas de production du sucre. Une bonne récolte permet de produire 59.502 tonnes de sucre en 1939 soit 13 .000 de plus qu'en 1938, chiffre qui n'avait encore jamais été atteint.
De 1940 à 1964, de l'apothéose à la chute
En 1940 l'Inspecteur Monguillot note encore la prévalence de la culture de la canne dans l'économie de l'île mais, fait nouveau, il rapproche cette économie de celles des îles voisines. Cette comparaison désavantage la Guadeloupe : ailleurs, en République dominicaine par exemple, une seule usine produit 145 000 tonnes par an alors que la moyenne des quatorze usines de Guadeloupe est de 4000 tonnes38. L'émiettement affaiblit la production, et l'enquête conclut qu'il est nécessaire de la concentrer, ce qui signifie fermer des usines. La guerre met fin à cette menace, sans doute au grand soulagement des entrepreneurs.
De 1940 à 1943, trois années déterminantes pour l'image des entrepreneurs.
Dès l'entrée en guerre, dans leurs discours, les entrepreneurs s'affirment protecteurs de la population, prêts à se sacrifier pour assurer son bien-être et franchir ensemble « ce moment difficile »39.
La défaite de la France ne change en rien leur posture. L'idéologie de Vichy40 assoit leur autorité sur le personnel dans leurs usines. Le nouveau régime soutient la production sucrière, parce qu'elle apporte une richesse à l'Empire, mais aussi un semblant d'organisation et d'ordre sur le territoire, conditions qui s'avèrent nécessaires pour garder la souveraineté de la France sur place. C'est ce qui est annoncé à la Conférence de la Havane : « le cours des événements militaires en Europe et les changements qui en résultent peuvent créer un danger grave où les possessions territoriales d'Europe en Amérique seraient transformées en centres stratégiques d'agression contre les nations du continent américain. Résolution : quand des îles ou des régions en Amérique appartenant à des nations non américaines sont en danger de devenir le sujet de conflit de territoire ou de changement de souveraineté, les nations américaines pourront établir un régime d'administration provisoire ».41
Les entrepreneurs aux premières loges
Garants de l'ordre et de la paix sociale sur l'île, les entrepreneurs obtiennent aussi le pouvoir politique après la suppression des élections. Le décret- loi du 27 octobre 1940 suspend le Conseil Général et y substitue le Conseil Privé du Gouverneur. Les entrepreneurs y occupent la première place : le directeur de la banque de Guadeloupe, Philippe Marconnet, le président de la chambre de commerce de Pointe-à-Pitre, Ernest Bonnet et le secrétaire général de la Corporation des fabricants de sucres et de rhums de la Guadeloupe, Henri Descamps, en sont membres. Quelques-uns deviennent aussi maire de communes42.
La loi du 20 août 1940 accorde la garantie de la colonie et de l'Etat aux prêts faits sur les produits destinés à être acquis par les ministères responsables de l'approvisionnement, ce qui permet officiellement à la Banque de Guadeloupe de financer la production, même si celle-ci n'est plus expédiée, faute de transports. La tournure des événements oriente très vite les entrepreneurs à se préparer à remplacer leurs fournisseurs métropolitains par les Etats-Unis. Dès septembre 1940, le directeur de la Banque de la Guadeloupe se dit « prêt à délivrer aux usines, vu l'urgence et la gravité du cas, des dollars pour l'exécution de leurs commandes, à prendre sur la provision des 125.000 réservés pour l'alimentation. Desremboursements seraient faits ultérieurement à l'Alimentation; Pour cela, il suffit que le gouverneur mette sur les licences la mention 'indispensable' »43.
Les circuits de distribution font défaut
La production de sucre connaît alors trois années exceptionnelles : en 1940 : 61.323 tonnes, 62.380 tonnes en 1941 et 69.563 tonnes en 1942. Mais, faute de transport, elle reste sur place : en 1941, 31.695 tonnes sont exportées, en 1942, 16.861 tonnes, soit la moitié de la production puis un tiers seulement. Le système se dérègle. D'ordinaire, à peine un dixième de la production reste sur place pour la consommation locale.
S'ajoutant aux réquisitions par l'Amirauté qui prive de moyens de transport, les circuits habituels du commerce sont détruits : les ports comme le Havre ou Bordeaux se ferment au transport commercial. En accord avec les États-unis et organisé de Fort de France44, la production utilise l'unique voie maritime vers Marseille puis Casablanca pour ravitailler l'Afrique du nord. Quittant le territoire au compte-goutte, la production est payée d'avance aux entrepreneurs qui ont à charge de la stocker.
Cet état de fait conduit-il la Guadeloupe à s'ouvrir sur la Caraïbe ? Seuls quelques liens se tissent, par exemple en octobre 1942, des pourparlers s'engagent pour créer un échange commercial avec le Venezuela limité « pour l'instant aux chaussures, poissons, conserves et cuirs »45 .
L'année 1943 : retournement, les Etats-Unis entrent en scène.
La récolte de canne ne donne que 47.383 tonnes de sucre. L'absence d'engrais, l'usure du matériel pour l'entretien duquel on utilise des produits de substitution46, les pannes des locomotives, l'absence des pièces de rechange essentielles, la pénurie de jute, nécessaire à la confection des sacs pour stocker le sucre, sont quelques unes des difficultés matérielles auxquelles font face les producteurs.
S'ajoutent une usure des hommes après trois ans de pénurie et surtout un événement extérieur qui va ouvrir les vannes de l'émigration vers les îles voisines : le ralliement de la Guyane française à la France libre, début 1943. A sa suite, les États-unis cessent d'assurer le ravitaillement des Antilles françaises pour provoquer le départ des gouverneurs vichystes. La sous-nutrition, déjà importante, fait fuir ceux qui le peuvent. Au point qu'on ne sait pas quoi en faire, à Sainte Lucie par exemple car leur état ne permet pas qu'on les recrute dans l'armée. Seuls des travaux agricoles peuvent leur être proposés, ce qui sera fait en Guyane.47
En Guadeloupe par contre, la main d'œuvre manque pour la récolte. Les entrepreneurs notent qu'un climat d'insurrection quasi-permanente s'installe48 contre eux, considérés comme l'incarnation du régime de Vichy.
Décisive pour la suite, la volonté du CFLN49 est claire : « marquer au gouvernement américain que la question des Antilles est une affaire française qui doit se régler entre Français »50 et parvenir, sans effusion de sang, à faire partir les gouverneurs. La Guadeloupe devient alors le pion à garder forcément dans son camp sur l'échiquier des relations entre la France et les États-unis51. Ce statut lui donne une valeur inédite aux yeux du CFLN et tout sera fait ensuite pour la garder, comme par exemple donner la nationalité française à ses habitants par la loi de 1946 dite de départementalisation.52
En juin 1943, le régime de Vichy quitte la Guadeloupe et le nouveau régime s'organise à Alger. Dès juillet, le Conseil général est rétabli. La réaction des entrepreneurs est sans équivoque : Ernest Thévenin délégué permanent à l'industrie, M.Jacquet, président de l'association des producteurs de canne, Roger Damoiseau, président de la sous-section distillerie et Ernest Bonnet, président de la Chambre de commerce adressent ce télégramme à l'amiral Robert53 : « Profondément attristés par les douloureuses circonstances qui vous ont amené à vous retirer... tenons vous exprimer gratitude et reconnaissance pour l'oeuvre éminemment française accompli aux Antilles dans la ligne tracée par notre chef vénéré la maréchal Pétain »54.
Les grèves et l'inquiétude sur la situation à venir conduisent en septembre le président de l'agence des Sucreries d'Outre-Mer, Ernest Thevenin à faire appel à la raison de ses pairs :
Quelques soient les sentiments de chacun, nous n'avons pas le droit de méconnaître l'administration actuelle pour la raison majeure qu'à chaque instant nous avons besoin de ses services et de ses interventions en notre faveur, il y a là une situation de fait qui dépasse toutes les autres.55
De fin 1943 à 1950, les entrepreneurs au purgatoire
Sur place, ils ont tout perdu avec le Ralliement au CFLN, leur prestige et leur pouvoir politique. Le prix de vente de leur production de 1943, déterminé par Vichy, est maintenu par Alger, mais il est jugé prohibitif. La production continue à chuter. Des 59.502 tonnes de sucre de 1939 on descend à 45.017 tonnes en 1946. Seuls l'écoulement des stocks et l'aide américaine permettent à la colonie de se maintenir à flot.
Accusés de s'être enrichis pendant la guerre, ils sont pourtant encore les uniques producteurs de l'île capables de redresser sa situation économique. Le président de la chambre de commerce de Pointe à Pitre résume la situation : « La légende dorée de l'industrie sucrière est un tremplin facile dont on abuse pour alourdir sans cesse ses charges
...Mais en période de crise le mieux que l'on puisse faire est de préserver la poule aux oeufs d'or »56.
Menace américaine et difficultés de la production sucrière se conjuguent pour transformer définitivement la balance commerciale de la Guadeloupe : le solde positif de 1938 où les importations étaient inférieures aux exportations ne sera jamais retrouvé. L'État organise la dépendance économique en s'érigeant, après la Libération du territoire nationale et les années du plan Marshall, comme seul fournisseur et client. A leur demande de devises pour acheter des automobiles américaines, les entrepreneurs reçoivent cette réponse sans équivoque : « les territoires d'outre-mer ne peuvent pratiquement avoir qu'un fournisseur, l'Industrie automobile française. Vous n'êtes pas sans savoir les difficultés de la métropole »57.
1946, la Guadeloupe devient département français
La départementalisation coïncide avec une dépendance économique accrue. Quelle place y ont les entrepreneurs ? Les taxes, les impôts, les charges sociales augmentent car l'objectif est de parvenir à l'alignement des salaires et du niveau de vie sur la métropole.
La départementalisation enlève à l'usine sa capacité de remplir un rôle social puisque l'État prend en charge la santé, les dispensaires d'usine ferment. Elle lui enlève aussi sa capacité financière à procurer un mieux-être à ses ouvriers en l'instaurant pour tous : sécurité sociale, retraite. L'entrepreneur ne peut plus donner de gratifications pour récompenser financièrement certains, ni disposer de ses produits pour en doter d'autres, tout devient réglementé et comptabilisé. Les manifestations de l'État sur le territoire s'affirment, au détriment de l'usine. Il s'agit de s'imposer face au danger58 : « L'assimilation est une nécessité devant l'emprise économique de l'Amérique, voire même devant ses tentatives, parfois ouvertes, d'emprise spirituelle et politique ».
De 1950 à 1964, les entrepreneurs renouent avec la croissance
Sur place l'industrie sucrière est encore la seule activité développée et le niveau de vie reste très bas, comme en témoigne Michel Leiris après sa visite en 195259.
La production de 1950 est, pour la première fois depuis la guerre, supérieure à celle de 1939. Les 65.009 tonnes de l'année sont largement dépassées par les 92.273 tonnes de 1951. Ensuite elle ne cesse de croître : les investissements réalisés par les entreprises, avec l'aide de l'État, ont créé des usines de plus en plus performantes. La limite n'est plus technique, mais elle vient du marché mondial du sucre. En 1960, 145.958 tonnes sont produites alors que l'objectif fixé par le gouvernement était de 121.475 tonnes ; 188.000 tonnes restent sur pied et y pourrissent. Dans ces conditions, l'activité sucrière n'attire plus et les entrepreneurs, encouragés par l'État, investissent ailleurs, dans l'industrie touristique par exemple ou en participant aux lotissements de leurs terres pour construire des logements.
Bien que rapportant moins et menacé par l'avenir, la canne reste encore la seule richesse et la France s'en montre jalouse. L'étude d'un projet de raffinerie de sucre qui s'installerait en Guadeloupe selon un modèle cubain capote, par peur « des capitaux étrangers susceptibles de mettre une entrave à la libre disposition des produits fabriqués »60.
1964 la fin des entrepreneurs ? D'autres voies de développement.
Se substituant au marché colonial disparu, l'espoir de l'ouverture au marché européen offre des perspectives nouvelles à la production : « Cette production sucrière est une production française et elle doit par conséquent être intégrée au marché commun ; elle ne provient pas d'un pays étranger mais de la France elle-même de la France que nous aimons, dont nous faisons partie et qui doit protéger nos productions »61.
La commission de Bruxelles reconnaît l'intégration de la production sucrière des départements d'outre-mer dans l'organisation du marché français, en mars 1964.
Ce sont alors les entreprises qui s'orientent vers d'autres activités car la rentabilité de la production de sucre en Guadeloupe n'est plus assurée. La même année, la société qui exploite l'usine Marquisat, devenue Société des Sucreries d'Outre-Mer en 195662, est absorbée par la Compagnie Française de Sucrerie CFS. Propriétaire de sucreries de betterave, la CFS emprunte au FIDOM63 pour permettre de ne garder qu'une usine en Guadeloupe, la plus rentable, l'usine Bonne Mère. Dans un premier temps, la canne est encore plantée et récoltée autour de Marquisat mais elle n'y est plus que broyée, transportée ensuite en jus sur Bonne Mère où le sucre est produit64.
Les entrepreneurs ne sont plus sur place que pour accompagner ces mutations. Leur rôle de catalyseur de l'identité nationale est bien terminé. L'enthousiasme populaire suscité par la visite du président de la République, le 18 mars 196465, montre que leur tâche est accomplie.
L'État ne compte plus sur l'industrie | sucrière7 et offre d'autres voies de développement. Le 26 avril 1963 une société d'Etat dite « Bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d'outre mer » est créé. Sans l'aide des entrepreneurs, sans rapport avec l'industrie sucrière, sa mission consiste à prendre en charge le développement du territoire en organisant la migration d'une partie de sa jeunesse, proposant des formations, puis des emplois en métropole. Le rapporteur spécial, lors de la discussion du projet de loi de finances sur les départements d'outre-mer pour 1965, la qualifie de « palliatif humainement regrettable mais nécessaire »66.
Le catalogue des archives de cette société d'État est ainsi préfacé par l'archiviste : « Mer fermée, la Caraïbe remplace la Méditerranée comme réservoir de main d'œuvre, le Créole contre l'Algérien ou le Portugais ».67
Loin de l'ouverture sur la Caraïbe, cette émigration resserre physiquement les liens avec la métropole puisqu'elle fait franchir l'Atlantique à beaucoup et implique une identité nationale française pour tous. Cependant, les récits des témoins qui l'ont vécue concordent sur un point : à chacun, il est arrivé de se sentir étranger dans cette métropole imposée.
1 Je prépare une thèse en histoire économique sous la direction de Danièle Fraboulet à l’université de Paris 13 Nord sur : Les entreprises en Guadeloupe au XXe siècle, une île entreprise ? J’ai participé aux deux derniers colloques du GDR du CNRS : Les entreprises sous l’occupation, en 2008 et 2009 et été membre de l’équipe ANR : Pratiques du management, regards croisés historiens et gestionnaires, Paris Dauphine-Paris XII de 2008 à 2010. J’enseigne en lycée professionnel en Guadeloupe. mtouchelay@gmail.com
2 Taxe sur les marchandises qui s'apparente à l'octroi pour rentrer dans les villes, elle existe depuis 1670 dans les Vieilles Colonies des Antilles. Le Sénatus Consulte du 4 juillet 1866, qui accorde leur autonomie douanière aux colonies, l'entérine.
3 Du profit des producteurs de sucre de betterave à celui des producteurs de sucre de canne ; en Guadeloupe : des quotas de production sont fixés par le Gouverneur déterminant la part à produire par chaque usine
4Didier Bruneel, Des banques coloniales à lIEDOM, in Cahiers anecdotiques de la Banque de France n°34, Paris, Banque de France,2003,page 16.
5 Edmond Servais, Banques d'émission : banques étrangères, Banque de France, banques coloniales, Paris, impr. de R. Laroche, 1932. 6e éd.
6Archives nationales du Monde du Travail (ANMT) Roubaix- 2007 070 140, statuts de la société du Crédit foncier colonial, procès verbaux des conseils d'administration.
7 Une habitation est une unité de production du sucre de canne, elle comprend le domaine agricole avec les champs et le domaine industriel où la canne est broyée puis transformée en en sucre brut.
8 D'habitation à usine, le domaine de Marquisat épouse chaque méandre de l'histoire sucrière de la Guadeloupe. Nous y reviendrons donc.
9 Archives Départementales de Guadeloupe (ADG)-6 Mi 901, vente par Souques à Cail, minute de Me Thionville du 30 décembre 1864.
10 ANMT. 2007 066 016, archives de la CGTM. Un bateau s’appelle le Guadeloupe.
11 ADG-Statistiques coloniales, chiffres de 1882.
12 Par un décret de 1873, le CFC devient propriétaire des biens gagés par les emprunteurs en cas de faillite.
13 L'usine c'est, à partir du milieu du XIXeme siècle, l' endroit où la canne est transformée en sucre brut mais le terme est générique désignant tout ce qui concerne l'activité sucrière : des chemins de fer qui transportent aux balances qui pèsent, aux champs et aux anciennes habitations qu'elle a rachetées. L'Usine désigne enfin les Sociétés anonymes qui la gèrent et les patrons qui la dirigent.
14 ADG-1 M 362, lettre de l'ingénieur des Ponts et Chaussées au gouverneur, le 12septembre 1896.
15 Les hommes politiques aussi viennent de métropole.
16 ADG-1 Z 54, Compte-rendu de février 1927. Enquête sur la population agricole réalisée par l'inspecteur des Caisses locales de Crédit agricole.
17 ADG-Fonds dit de l'incendie, en cours de classement. Les statistiques communales de la fin du XIXe révèlent l'existence d'une population 'flottante'. Cet état de fait subsiste longtemps, l'arrêté du 18 juillet 1945 qui interdit aux étrangers l'accès de la Guadeloupe suscite de la part de la population de Marie Galante une réaction très vive : « Sans les dominicains la famine règnerait en maîtresse chez nous. Ces gens nous apportent la vie », rapport hebdomadaire de police de Grand-Bourg juillet 1945, INC 125.
18 Christian Schnakenbourg, Histoire de l'industrie sucrière en Guadeloupe auxXIXe etXXe siècles. Paris : Éd. l'Harmattan, 2007. Page 149
19 Daniel Guérin, Les Antilles décolonisées, Paris, Présence Africaine, 1956, préface d'Aimé Césaire, page 14.
20 Archives du Crédit lyonnais, Paris, DEEF CS 48601. Société des Sucreries Coloniales, statuts déposés chez un notaire à Paris le 5 novembre 1920, Société anonyme au capital de 36.000.000 de francs.
21 Le contrat de colonage lie un propriétaire foncier-souvent l'usine- à un cultivateur. En échange d'un logement et d'un petit espace pour sa culture personnelle, le colon doit cultiver la canne à sucre et en donner les 2/3 comme loyer. Il doit aussi répondre aux besoins de main-d'œuvre du propriétaire en période de récolte.Le contrat peut-être rompu par le propriétaire sans préavis.
22 Edmond Servais, Banques d'émission : banques étrangères, Banque de France, banques coloniales, Paris, impr. de R. Laroche, 1932. 6e éd.
23 ADG-Compte-rendu de la Chambre de commerce de Pointe à Pitre sur les réparations après le cyclone de 1928 signé par son président, Ernest Bonnet.
24 Biographie sur le site de l’Assemblée Nationale www.assemblée-nationale.fr/histoire/biographies/
25 Archives de l’Assemblée Nationale, session 1932, annexe au PV de 2eme séance du 12/02/1932
26Archives départementales de Paris (ADP), 2ETP/8/0/00 0.
27 Bibliothèque Nationale de France (BNF) 8-V-49756 , exposition coloniale internationale de Vincennes, 1931, journée du rhum 10 juillet 1931,monographie impr. F. Paillart ; Paris : Union coloniale française, 41, rue de la Bienfaisance, 1931.
28 Henry Bérenger, sénateur de la Guadeloupe de 1912 à 1945, ambassadeur de France, membre des commissions sénatoriales des finances, des affaires étrangères, des colonies et des boissons, membre du comité d'organisation des festivités pour le Tricentenaire de l'appartenance de la Guadeloupe à la France. 29Archives départementales du Nord (ADN) Lille,76 J b161 d19.
29Archives départementales du Nord (ADN) Lille,76 J b161 d19.
30 Elles sont l'occasion pour Louis Joseph Bouge Gouverneur de 1934 à 1936, de publier : 1635-1935, La Guadeloupe du Tricentenaire, qui dresse un état des lieux de la Vieille Colonie.
31 ADG-SC 85, dossier prévoyance sociale n°106, Basse Terre le 13 mars 1939, du chef du service du travail à Henri Descamps secrétaire général du syndicat des fabricants de sucre, rue Jean Jaurès à Pointe à Pitre.
32 ADG-SC 6220.
33 ADG-SC 85, Pointe à Pitre le 4 mars 1931, réponse de la banque de la Guadeloupe à la demande n°127 du ministre des colonies, en date du 28 janvier1931.
34 A la demande de M.Violette ministre des colonies du gouvernement Blum, Félix Eboué accepte le poste de secrétaire général de la Guadeloupe où il est nommé aussitôt gouverneur intérimaire. En juillet 1938 il est rappelé en France et nommé gouverneur de 2e classe au Tchad.
35 Le gouvernement du Front populaire en France correspond à l'arrivée de la gauche au pouvoir et au vote d'une série de lois sociales dont la limitation du temps de travail à 40 heures hebdomadaires et l'octroi de conventions collectives sont parmi les plus importantes. Applicables en Guadeloupe, ces lois font peur aux patrons qui y voient une baisse de la productivité de la main d'œuvre.
36 Cité par Henri Bangou Guadeloupe, la nécessaire décolonisation, 1939 à nos jours, Paris, ed.L'Harmattan, 2000, tome II page 162 .Le journal l'Etincelle est microfilmé sous la cote 2Mi 16 aux ADG.
37 ADG-10 J 802, Comté de Lohéac. Ce fonds de société, en cours de classement, présente dans sa partie 'correspondance' les procès verbaux des réunions du syndicat des producteurs-exportateurs de sucre et de rhum de la Guadeloupe et Dépendances, ASSOCANNE, de 1928 à 1971.
38 ADG-Série Continue (SC) 101. Rapport demandé par le ministère des Colonies, enquête de 1939 à 1940. Le rapport final est remis le 13 avril 1940 ;
39 Idem, discours d'Ernest Thévenin directeur des Sucreries Coloniales à son personnel.
40 Travail en 1, Famille, Patrie.
41 Archives du ministère des Affaires étrangères, la Courneuve, papiers Baudoin 1940, dossier Alger du CFLN.
Conférence du 30 juillet 1940 réunissant 21 ministres des Affaires étrangères des états d'Amérique.
42 Roger Damoiseau, directeur de l'usine Beauport à Port Louis.
43 ADG-10 J 813, Comté de Lohéac, procès verbal de l'assemblée de l'ASSOCANNE, mardi 17 septembre 1940.
44 Un envoyé permanent des États-unis est installé à Fort-de-France et le ravitaillement est américain jusqu'au ralliement de la Guyane début 1943. Sur la période, Archives du ministère des Affaires étrangères-La Courneuve , papiers Hoppenot.
45 ADG- SC 101, procès verbal du conseil d'administration de la banque de la Guadeloupe. Courrier cité du haut commissaire à Fort de France au directeur de la banque.
46 Huile de ricin utilisé pour le graissage par exemple, il encrasse les machines
47 Archives du ministère des Affaires étrangères, La Courneuve. Dossier du CFLN d'Alger, MF 666
48 ADG-15 J 7, archives de l'usine Beauport, cahier-journal de Henri Denis, comptable.
49 Comité Français de Libération Nationale, à Alger.
50 Archives du ministère des Affaires étrangères, La Courneuve, MF 666. Télégramme noté SECRET, de Charles de Gaulle à Henri Hoppenot en mai 1943.
51 Sur les relations avec les États-unis, et les menaces concernant l'intégrité de l'Empire, voir Jean-Baptiste Duroselle, Politique étrangère de la France, l'Abîme, 1939-1944, page 631.Imprimerie national 1986 ,collection points histoire.
52 Les intérêts du sucre, donc des entrepreneurs, passeront après, sauf si les aider conduit à maintenir la Guadeloupe dans la République française.
53 Gouverneur de Martinique, supérieur de Constant Sorin, gouverneur de Guadeloupe, tous deux appliquant le régime de Vichy.
54 ADG- SC 85, Banque de la Guadeloupe, PV de l'assemblée générale.
55 Idem.
56ADG-10 J 887, Comté de Lohéac, considérations sur l'économie et la fiscalité à la Guadeloupe. Rapport présenté par Ernest Bonnet en 1944 et adressé au nouveau Gouverneur.
57ADG-idem.
58 ADG-SC 253, 1946, instructions aux préfets concernant la loi de départementalisation.
59 Michel Leiris,Contacts de civilisations en Martinique et en Guadeloupe. Paris: UNESCO-Gallimard, 1955, 192 pp. Collection Race et société.
60 ADG-SC 304.
61 Assemblée nationale, 2eme séance du 22 octobre 1964, discussion du projet de loi de finances pour 1965. Voir la biographie de Médard Albrand sur le site de l’Assemblée nationale.
62Services des archives économiques et financières, Savigny-Le-Temple (SAEF), fonds du FIDOM, B45054.
63 Fonds d'Investissement dans les Départements d'Outre-Mer.
64 L'usine ferme en 1969.
65 Le général de Gaulle est président de la République.
66 Assemblée nationale, deuxième séance du 24 octobre 1964. Le rapporteur est Pierre Bas.
67 Archives Nationales, site de Fontainebleau. Catalogue du fonds du BUMIDOM présenté par Nicolas Georges, décembre 1994.
Bibliographie
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